Méprisant respect
C’est l’oxymore qui me vient spontanément à l’esprit, ou plutôt à la plume, ou plutôt au clavier, quand il est question des égards intéressés dont
Mais les besoins du public, comme sa prétendue demande, sont des fictions obtenues en présupposant qu’elles représentent la réaction exacte à l’offre bien adaptée qu’on veut bien lui faire. Autrement dit, ce que je vous offre, c’est très exactement ce que vous auriez demandé si vous vous étiez exprimé. Ainsi, en fin de compte, la demande n’est que la conséquence de l’offre lorsque celle-ci a bénéficié d’une bonne campagne de marketing. C’est un antécédent qui se présente comme un conséquent : métalepse, diraient les rhétoriciens.
Et justement, de rhétorique il est plus qu’un peu question dans tout cet enfirouapage.
Le public seul règne et il suffit
C’est bien de larmes de grand saurien qu’à chaque fois il s’agit : obsédés de la vente à tout prix, y compris la vente à rabais d’amitié, d’idées ou d’émotions, les innombrables crocodiles, qui nous guettent l’âme encore plus que la bourse, tentent de nous attendrir pour mieux nous avaler tout rond. L’art délicat du blogue ne répond-il pas aussi, en partie, à ce besoin presque irrépressible de se « vendre » ? Je ne m’exclus pas de cette tendance universelle, comment le pourrais-je ? Nous sommes tous pris dans des modes d’exister que notre société non seulement définit, mais de plus en plus impose.
Bien sûr, tout cela ne marcherait pas si bien si nous n’étions déjà conditionnés à nous montrer, voyez l’actualité, lâchement indifférents, irresponsables, inaccessibles à tout ce qui n’est pas conformiste, insensibles à tout ce qui n’est pas notre confort.
Et c’est ainsi que l’art, la culture, l’exigence, prennent le bord : l’art devient distraction, la culture mode de vie, l’exigence affaire de curé ou de moraliste.
Or, il me semble plutôt que l’art commence où se termine la zone de confort, non seulement de qui le pratique, mais aussi de qui le reçoit ; que la culture n’est pas un « erre d’aller » passif et entièrement appris, mais un activisme, un projet, un appétit. Quant à l’exigence, on ne saurait mieux l’illustrer que par le célèbre mot de Nietzsche dans le Crépuscule des idoles : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »
Mais tout cela a été remplacé par la « croissance personnelle », qui n’est que l’art de vous vendre un développement individuel devenu facile : les gourous de cette discipline, qui confine à l’art, vous fourguent à pleines pages, à pleins sites, à pleines chaînes, une exigence confortable, un idéal aisé, au fond la sainte paix.
Et pour cela, il faut vous attendrir, vous faire plus naïf que vous n’êtes et vous persuader que vous êtes inculte, ignare, et même un peu ramolli de la pensarde. La plupart des médias de masse s’y emploient. Ce qui permet à tous les démagogues de s’attaquer à l’art et à la culture comme à des chasses gardées d’intellectuels élitistes qui, eux, méprisent le « vrai monde », alors qu’au contraire ils ont pour lui des exigences, quand le discours ambiant, lui, le « respecte » du bout des lèvres et de la rhétorique… avec le profond mépris qu’on a toujours pour sa dupe.
Vous avez toujours raison quand on veut vous acheter
On ira même, dans des cas extrêmes, jusqu’à prétendre qu’on n’a rien à vous apprendre, que vous êtes, qui que vous soyez, un puits de science et
Dans une société où tout est vente, au point que les états achètent des emplois aux multinationales à coups de millions de subventions, l’offre ne répond pas à la demande, elle la formate. Bien des offres sont comme celles de Don Corleone : on ne peut pas les refuser. Avez-vous réussi, vous, à refuser l’offre de votre compagnie de téléphone, de votre fournisseur d’accès Internet ou de votre banque, quand ils augmentent leurs tarifs « pour mieux vous servir. » Là aussi, le ton servile, presque bonasse, cache à peine un mépris de fer : si vous êtes capable de gober l‘hameçon qu’on augmente le tarif « pour mieux vous servir », c’est que vous êtes « digne » de payer, comme le premier poisson venu. Il faut être sûr de son coup ou de notre stupidité pour nous faire avaler des énormités pareilles.
Mais le pire, dans tout ça, c’est que ça marche.
Notice biographique
PH.D en littérature (Laval), sémioticien par vocation, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a
Outre de nombreux articles dans des revues universitaires et culturelles, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, un essai dans la collection « Spirale » des Éditions Trait d’union, Le labyrinthe aboli ; de quelques Minotaures contemporains (2004) et deux recueils de nouvelles, Histoires cruelles et lamentables (Éditions Logiques 1991) et, cette année, Petites morts et autres contrariétés, aux éditions de la Grenouillère. De plus, il vient de publier Apophtegmes et rancœurs, un recueil d’aphorismes, aux Éditions Le Chat Qui Louche.
Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, Esse, Etc, Ciel Variable, Zone occupée). Il a préfacé plusieurs livres d’artiste, publie régulièrement des nouvelles et a, par ailleurs, commis un millier d’aphorismes encore inédits.
Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec, Société et Culture.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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