Drôles d’oiseaux
A partir d’un Album pour la jeunesse de Kitty Crowther, Mon ami Jim (l’histoire de la rencontre entre le merle Jack et la mouette Jim), voici un parcours didactique sur les thèmes de l’identité, de l’altérité, et du respect de la diversité.
Ce travail est né au sein d’une classe de 3e professionnelle en puériculture. Celui-ci compte douze filles, âgées de 14 à 17 ans, dont trois primo arrivantes (une Marocaine, une Chinoise et une Allemande) et cinq adolescentes nées en Belgique d’au moins un parent immigré du Maghreb, d’Espagne et d’Italie. Il propose des pistes en partant de la littérature pour la petite enfance, public auquel plusieurs de ces étudiantes se destinent. L’objectif essentiel est de faire exploiter par les élèves « les ressources expressives de la langue »1 en se centrant sur soi et sur autrui. Le but est « moins d’orienter l’élève vers une production finale répondant à des critères génériques précis que de favoriser des attitudes positives et actives face à la lecture, l’écriture, l’écoute et la parole »2. Il s’agit, pratiquement, de préparer la lecture d’un album destiné à de jeunes enfants. Au terme de ces séquences de cours, les élèves doivent être capables de lire l’œuvre à leur jeune public en veillant à la compréhension de la problématique que traite l’album : celle de l’altérité. Le travail a été pris en charge, dans le cadre d’un stage, par un de mes étudiants de master en langues et littératures françaises et romanes, Benoît Glaude.
Introduction du parcours
Le parcours débute par un bref argumentaire sur l’utilisation d’un album Jeunesse avec des élèves de l’enseignement secondaire en puériculture. Evidemment, que ce soit pour des débutants en français langue seconde ou pour des natifs tout simplement faibles en lecture, « aborder les grands auteurs du patrimoine est intimidant et difficile »3. Cependant, la lecture de textes enfantins, puérils et issus de recettes littéraires à succès, ne fait pas forcément sens pour des élèves du second degré. Pour sa part, Benoît a postulé qu’ils trouveraient davantage de sens dans la lecture d’œuvres exigeantes, mais adaptées à leur identité (âge, origine socioculturelle, ambition professionnelle, etc.). Il tenait donc à les confronter à des romans et à des textes non littéraires compréhensibles dès l’âge de 14 ans, à partir d’œuvres destinées aux enfants, leur futur public. Il choisirait ces dernières avec le même critère d’exigence de qualité (efficacité, authenticité, originalité, etc.) : en particulier, il a opté pour Mon ami Jim de Kitty Crowther4.
Pourquoi partir d’un album pour la petite enfance ? Hormis son intérêt pour de futurs puériculteurs, « la littérature de jeunesse existe, brève, incisive, contemporaine »5. Le livre choisi semble présenter ces premières qualités attribuées à la littérature enfantine par Josette Morant : l’attrait matériel et psychologique pour l’apprenant :
- nombre de pages limité par volume ;
- présentation colorée, présence d’illustrations, typographie aérée ;
- connotation sécurisante : la littérature de jeunesse facilite la lecture ;
- prix modéré des livres de poche.
Par ailleurs, l’œuvre présente un intérêt linguistique et textuel en termes de lisibilité. Pour le justifier, Benoît se base sur la célèbre équation que Rudolf Flesch fixe en 1948 pour la langue anglaise :
- Score de facilité : 206,835 – 0,846 sm – 1, 015 mp
- Sm = nombre de syllabes pour 100 mots
- Mp = nombre de mots par phrases6
En 1963, Gilbert de Landsheere adapte cette formule au français « en conservant les variables ainsi que les coefficients de pondération, mais en apportant des changements importants aux méthodes de comptage, en raison des différences linguistiques entre l’anglais et le français »7. Cette formule donne une estimation chiffrée de la facilité : plus l’indice se rapproche de 100, plus le texte est facile. Dans les années 1960, Gilbert de Landsheere établit, à partir d’un étalonnage de textes français, un score de 82 pour un manuel de français de 2e primaire (donc pour des élèves âgés de 7 à 8 ans) et un indice de 50 pour un livre de 6e primaire (c’est-à-dire pour des enfants de 11 à 12 ans). Selon ces résultats, l’incipit de Mon ami Jim (pp. 6-11) devrait obtenir un score supérieur à 82 pour convenir au lectorat qu’il vise. Voici les résultats que l’étudiant a collectés :
Nbre M Nbre Phr Nbre S SM MP P (Score de lisibilité en %)
124 17 186 150 7,29 72,53
Bien entendu, cette formule de lisibilité a suscité de nombreuses critiques, notamment quant à deux présomptions sur lesquelles elle se fonde (elle présuppose que la longueur moyenne des phrases et celle des mots déterminent son niveau de difficulté). Néanmoins, à titre indicatif, le score obtenu par l’incipit de Mon ami Jim permet de le qualifier de « plutôt facile à lire », même s’il n’atteint pas l’indice minimum escompté.
En outre, l’œuvre de Kitty Crowther présente un grand « intérêt sur le plan lexical, cognitif et référentiel »8, selon les critères de Josette Morant :
- référents culturels limités au bagage cognitif et référentiel des adolescents ;
- usage d’un vocabulaire adapté à la maturité lexicale des destinataires ;
- l’internationalisation de la littérature de jeunesse garantit un niveau de transfert culturel des formes et des contenus.
En effet, Mon ami Jim conte l’amitié d’un oiseau des forêts, le merle Jack, pour un oiseau marin, la mouette Jim, à l’occasion d’un voyage dans son village, de l’autre côté de la mer. En transposant l’action dans un monde fictionnel d’animaux anthropomorphisés, elle ne présente pas les désavantages des « titres qui traitent frontalement du racisme ou de l’altérité (…) souvent indigestes, stéréotypés ou moralisants »9. Selon les critiques français de « La Joie par les livres », cette histoire simple, lisible dès l’âge de 6 ans, « prône le respect d’autrui, de la différence, sur un ton léger qui ne se départit jamais d’une certaine impertinence »10. L’album a notamment reçu une mention au prix Unesco de littérature pour enfants et adolescents au service de la tolérance (1996). Son auteure, Kitty Crowther, née à Bruxelles « de père anglais et de mère suédoise, (…) vit en Belgique depuis toujours, mais sa langue maternelle est l’anglais »11 et demeure sa langue d’expression littéraire12.
« Malentendante depuis sa naissance, elle ne commence à parler qu’à l’âge de 4 ans. Très tôt elle est confrontée à la différence et à la solitude. Elle se tourne vers le dessin, mode d’expression dans lequel elle se sent parfaitement bien. A travers le dessin, elle se crée un univers qui lui permet de vivre loin du bruit et de la foule. »13 Pour Mon ami Jim, son ambition était la suivante : « J’avais envie de faire une histoire d’amitié entre deux personnes très différentes et de parler de territoire : quelqu’un qui prend beaucoup de place, ou pas de place, quelqu’un qui parle beaucoup, ou pas beaucoup. »14
En conclusion, cet album Jeunesse destiné aux enfants (dès 6 ans) présente plusieurs avantages justifiant qu’il inaugure un parcours didactique centré sur la problématique de l’altérité dans une classe hétérogène de futures puéricultrices. Outre son intérêt psychologique, ainsi que son haut niveau de lisibilité linguistique, cette œuvre propose un récit transposant dans un monde fictionnel une initiation à l’altérité vécue grâce à une émigration. Par ailleurs, elle est écrite et illustrée par une auteure elle-même issue de l’immigration, comme la majorité des élèves de la classe dans laquelle elle sera introduite.
Lecture émotionnelle
Il a semblé indispensable de commencer le parcours par une lecture orale intégrale de l’œuvre. Cette lecture gratuite (c’est-à-dire sans exploitation didactique immédiate) est offerte par le professeur à ses élèves, de façon à susciter leur plaisir littéraire et esthétique. L’enseignant veille à montrer à la classe, au fur et à mesure de la lecture, chacune des doubles pages de l’album. Il s’agit d’une pratique de « lecture participative, émotionnelle et identificatoire : écouter la lecture, puis soi-même lire pour prendre du plaisir, s’émouvoir, imaginer, s’identifier »15. Dans l’idéal, les élèves se procurent un exemplaire du livre (l’édition de poche est en vente au prix modique de 5,50 euros) pour la séance de cours suivant celle de la première lecture par le professeur. Si l’accès à une bibliothèque est possible, on pourrait même imaginer de proposer un choix d’albums, pourvu que la classe dispose du nombre d’exemplaires de Mon ami Jim, nécessaire pour la suite du parcours : un pour deux élèves serait le minimum.
Première séquence-contextualisation : le voyage fondateur
L’incipit s’ouvre sur la rencontre des deux amis, placée sous le signe de la différence (Jack « aperçoit une paire de pattes./ » C’est quoi ? » se demande-t-il./ Ce sont les pattes de Jim, la mouette »), qui est d’emblée positivée (« Jack est ravi de rencontrer un oiseau de la mer »). L’amitié naît immédiatement : « Jim invite Jack chez lui » sans autre préliminaire. Les deux amis s’élancent dans leur voyage (entrepris par le merle dès avant sa rencontre de la mouette), de sorte que l’incipit est complet au terme de la page 11. En effet, les pages 6 à 11 posent les bases du contrat de lecture en annonçant le genre littéraire du récit ; elles mettent en place le cadre spatiotemporel ; elles présentent les deux personnages principaux et elles captivent l’attention du lecteur en piquant sa curiosité, de façon à stimuler ses hypothèses de lecture.
Après la délimitation par une brève analyse de cet incipit, le stagiaire stimule la créativité des élèves par un échange verbal sur leur propre « voyage fondateur » (ou celui de leurs parents), dont il trace le parcours sur un planisphère affiché dans la classe. Bien entendu, il faut au préalable se renseigner, auprès des services compétents de l’établissement, sur certaines situations personnelles pour éviter toute indélicatesse. Dans un même souci de respect de la vie privée, il est indispensable de laisser à chaque élève le droit de refuser de se raconter. Ce débat profite autant aux jeunes immigrés (de la première ou de la deuxième génération) qu’aux élèves belges natifs, car il constitue une approche interculturelle destinée à valoriser ce qui est propre à chacun en corrigeant ses « cribles culturels »16.
« La prise de parole des premiers contribuera à leur construction identitaire et n’exclut d’ailleurs pas qu’elle s’accompagne d’une réflexion sur les nécessaires adaptations à la culture du pays d’accueil. La prise de conscience des seconds les sortira d’une culture ressentie comme tellement ‘naturelle’ qu’elle en devient totalitaire. »17
Pour favoriser l’échange, Benoît Glaude propose, comme je le fais moi-même18, de « partir de l’expérience que chacun a de sa propre culture et telle qu’elle peut s’expliciter au contact d’œuvres qui relèvent de son aire culturelle »19 ou de l’immigration en général. Pour commencer, il présente des extraits du livre Le Voyage a été long, choisi pour son haut degré de lisibilité linguistique. « Ce livre a été écrit par les élèves de la section FLS (français langue seconde) du collège Jean Moulin de Poitiers. Ce sont des élèves non francophones tous issus de l’immigration. (…) Le tout a toujours été mené en collaboration étroite avec des élèves, dans le but de ne pas trahir leur parole. »20
A ce stade, on pourrait être tenté de lire aux élèves des extraits littéraires plus ardus, afin d’en dégager « les différentes raisons qui nous font quitter notre pays vers un autre pays (…) et de définir les termes : émigration, immigration, exil, nation, nationalité »21. Après la lecture (et la vérification de la compréhension) d’un premier extrait des Raisins de la colère de John Steinbeck22, Benoît demande aux élèves où ils situent l’action du récit et quelles sont les motivationsde l’émigration décrite. Voilà l’occasion de tordre le coup à un préjugé : les phénomènes d’immigration dus à la pauvreté existent aussi en Occident et le « rêve américain » constitue également un espoir inassouvi pour certains ressortissants pauvres des Etats-Unis.
La comparaison des deux autres extraits (l’un tiré du même roman, p. 206, l’autre du Gone du Châaba d’Azouz Begag, pp. 219-220) permet d’illustrer quelles espérances animent les migrants de la première génération dans deux contextes géopolitiques différents. Il est intéressant de demander aux élèves si, selon eux, Azouz a les mêmes ambitions que celles qu’investit en lui son père (retourner au pays avec un bon diplôme et de l’argent). Après avoir écouté leur avis, on pourrait leur lire cet extrait de Les Chiens aussi d’Azouz Begag, après avoir introduit le roman et ses personnages23 :
« Une belle après-midi de chien. Mais à cause de l’image de mon père qui ne voulait pas s’effacer, j’avais le goût amer.
- Akim, qu’est-ce que tu voudrais faire quand tu seras grand ?
Entre deux bouchées, il a dit :
- Technichien, mécanichien, des métiers qui servent…et toi ?
- Créateur
Il a fait un gros glourps qui a failli l’étrangler. J’ai expliqué que c’était un truc à base d’intelligence et de questions. Il s’est remis à bouffer comme si je n’avais rien dit.
Il a ajouté :
- Tu veux inventer le monde, quoi ? »
En conclusion, cette petite séquence révélera que les migrants effectuent un voyage fondateur, dans la mesure où « les familles quittent leur pays d’origine abandonnant derrière elles maison vide et habitudes, fuyant la guerre, la famine ou les dettes. (…) Et un voyage familial vers l’ailleurs, un voyage long, pénible, douloureux commence, à cheval entre deux mondes et deux cultures. La valeur initiatique du périple n’est plus à démontrer »24. On remarque aussi que ce sont les enfants qui sont le plus souvent les moteurs de l’exil : « D’une part, c’est pour eux que la famille décide de partir, pour une vie que l’on veut meilleure, ‘pas cette vie-là pour toi mon fils, ma fille’, et d’autre part, ce sont ceux qui, dans un deuxième temps, celui de l’installation et de la vie dans la terre d’accueil, jouent un rôle essentiel dans le processus d’intégration. »25
Cette séquence sur « le voyage fondateur » peut se conclure sur un travail d’écriture autobiographique centré sur soi. Il s’agit pour l’élève, soit de raconter son propre voyage fondateur comme dans Le Voyage a été long – que ce soit une véritable émigration ou un simple déménagement, soit d’imaginer une installation de longue durée à l’étranger (destination au choix). Ce travail est, bien entendu, encadré à toutes les étapes par le professeur. En outre, ce projet présente l’avantage de rapprocher les parents des élèves de l’école, dans le sens où il permet « à la fois un contenu potentiel d’apprentissage susceptible de rencontrer l’adhésion des enseignants et un contenu culturel capable de rencontrer celle des parents »26.
Deuxième séquence-décontextualisation : l’identité face à l’altérité
Cette séquence débute par la lecture des pages 12-14 de Mon ami Jim : Jack découvre la différence de l’autre (« Quel village étonnant ! Tous les oiseaux sont comme Jim »), en même temps qu’il perçoit sa propre altérité (« Pourquoi me regardent-ils ainsi ? » demande Jack/ « C’est normal » répond Jim. « C’est la première fois qu’ils voient un oiseau tout noir »). Cette brève analyse des trois pages permet de relever deux notions fondamentales : différent et étranger. Pour les contextualiser, Benoît interroge « les élèves sur les situations dans lesquelles on peut se sentir étranger et essayer de définir, avec eux, les raisons qui nous font nous sentir étranger »27. Cette réflexion révèle que le sentiment d’étrangéité n’appartient pas qu’aux immigrés. En outre, elle permet de s’interroger sur le rapport de chacun à l’étranger. Les extraits du Racisme expliqué à ma fille de Tahar Ben Jelloun définissant les notions de « différent » et de « étranger » y aideront.
« L’étude de l’étranger dans la littérature de jeunesse doit permettre de travailler avec nos élèves sur la question de la représentation de « l’étranger » (…), est-elle toujours dominée par certains clichés ?28
Dans Mon ami Jim, le contexte d’immigration est métaphorisé. Comme dans Les chiens aussi d’Azouz Begag29 et beaucoup d’albums Jeunesse, l’histoire est vécue par des animaux anthropomorphisés. Le sujet de l’exclusion concerne les jeunes lecteurs dans leur quotidien et l’empathie que suscite le couple positif Jim-Jack entraînent « les phénomènes de projection et d’identification au héros présenté, mais, en même temps, ils l’en gardent toujours un peu éloigné puisqu’il s’agit d’un oiseau et non d’un être humain »30. Il existe sans doute des albums Jeunesse qui véhiculent encore des stéréotypes culturels ethnocentriques, mais ceux-ci, grâce notamment à la transposition de l’intrigue dans un univers fictionnel, permettent « de relativiser notre mode de pensée et de l’enrichir en partageant avec le lecteur des idées produites dans différents contextes sociohistoriques »31. En effet, selon les niveaux de l’Ailleurs repérés par Rispail pour la littérature de jeunesse, ce récit dépasse vite le simple dépaysement, pour s’étendre sur « l’Ailleurs problématisé, celui de la rencontre, de la saisie première des différences, sources de choc culturel et de remise en question »32. Mais la chute atteint un troisième niveau, celui de la perception par les mouettes et le merle d’une similitude à travers les différences : « Les mouettes découvrent qu’elles aiment les histoires » que lit Jacke. L’interculturalité devient donc « le renforcement de l’identité et enfin, la source d’énergie et de croissance »33.
Dans cette perspective, l’analyse des extraits littéraires précités (Mon ami Jim, Les raisins de la colère, Les chiens aussi et Le gone du Chaâba) nécessitera de se documenter sur le contexte de publication de ces sources (l’auteur, l’époque, le lieu) et permettra de distinguer narration interne et externe (un étranger qui raconte son expérience = point de vue interne ; l’histoire d’un étranger narrée par une autre personne = point de vue externe). En effet, « les choix actanciels et points de vue narratifs ne sont jamais innocents : on nous donne à lire des trajectoires où se joue la lutte identitaire dans toute son acuité »34. Cette prise de conscience permet de saisir la puissance de projection qu’offre la littérature. Si « la plupart d’entre nous n’a pas la possibilité de vivre la culture de l’autre de l’intérieur »35, nous pouvons néanmoins en expérimenter une approche interne par la littérature, apparaissant comme « l’expression et la mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté »36.
« La littérature pour la jeunesse n’est pas un simple miroir de la société. Elle fait partie de la société. D’une part, elle est liée à un contexte socioéconomique et ne peut être comprise en dehors de ce contexte. D’autre part, elle est une production culturelle et participe donc à la fabrication du sens qui permet de penser le monde. »37
Il est à présent temps de s’attarder avec les élèves sur la scène de l’exclusion de Jack par la communauté des mouettes (pp. 18-19). Le professeur demande aux élèves de relever dans ces deux pages tous les traits définissant l’identité du merle (trais opposables à l’identité « générale » du groupe des mouettes) : « drôle d’oiseau », « merle », « habite dans la forêt », « sur la terre d’en face », l’ami de Jim et « oiseau noir ». Le texte n’insiste pas sur les similitudes visibles à l’image entre les deux espèces d’oiseaux. On peut refaire cet exercice avec les élèves à partir de l’extrait de Béni ou le paradis privé d’Azouz Begag38 (p. 38) pour ensuite se poser les questions : laquelle de ses identités Béni favorise-t-il ? Pourquoi ? Quel est le sens du « quand même » prononcé par son examinatrice ? On peut alors suggérer aux élèves d’échanger leur propre conception de leur identité : celle-ci, comme pour tout un chacun, est multiple, mais laquelle privilégient-ils ? Dans quelle situation ? Pour décontextualiser cet échange, le professeur propose des extraits de l’essai Les identités meurtrières d’Amin Maalouf et, éventuellement, si le niveau de lecture en français et l’intérêt des élèves pour la question sont suffisants, l’extrait de la lettre XXX des Lettres persanes de Montesquieu. Les jeunes issus de l’immigration connaissent une « double socialisation », source de dissonances culturelles, entre le pôle de la culture familiale et celui de la culture du pays où ils habitent. « Ces jeunes ne se construisent pas leur identité comme un puzzle avec des pièces culturellement bien définies qu’ils mettraient ensemble, mais plutôt à la manière d’un enchevêtrement de références culturelles dont eux-mêmes ne distinguent plus toujours très bien les différentes sources.39 »
Selon Amin Maalouf, cette identité multiple et évolutive ne caractérise pas seulement les immigrés (par exemple, comment hiérarchiser les identités de Wallon, de Belge et d’Européen). En conclusion, la définition de l’identité personnelle est la reconnaissance de sa propre altérité par rapport aux autres : « mon identité, c’est ce par quoi je me définis et me connais (valeurs, actes, orientations, rôles sociaux), c’est ce par quoi je me sens accepté et reconnu comme tel par autrui»40. Elle n’est « jamais acquise une fois pour toutes mais au contraire remise en jeu dans les interactions »41.
L’étranger suscite une remise en question
Dans Mon ami Jim, l’amitié entre les deux oiseaux grandit au fur et à mesure qu’ils se font découvrir mutuellement leurs différences :
« Jack est ravi de rencontrer un oiseau de mer » (p. 8)
« J’aime la mer, j’aime cette maison », se dit-il/ »Et j’aime Jim. » (p. 16)
« Jack est ravi : il peut apprendre à Jim ce qu’il sait de la forêt ;/ Leur amitié devient plus grande encore. » (p. 21)
Etc.
Au terme du récit, Jack est accueilli par la communauté des mouettes grâce à son talent de lecteur d’histoire. Mais à quoi tenait leur répulsion pour le merle ? Grâce à un extrait du Racisme expliqué à ma fille, les élèves pourront se construire une définition du racisme et prendre conscience de son irrationalité. Selon Ben Jelloun, l’étranger fait peur au raciste, car il remet en question les fondements de son identité. « Ce n’est pas tant l’étranger en tant que tel qui fait peur, mais bien la confrontation de l’autre avec soi, l’autre dont l’identité vient délimiter la nôtre. »42
L’identité se révèle donc hétérogène, construite en interaction entre l’individualité du « je » et l’altérité d’autrui : « La prise de conscience de cette relativité de l’identité est donc nécessaire car elle nous fait comprendre l’importance de l’autre dans la constitution de notre personne, nous le fait percevoir comme une source d’enrichissement »43. Une façon d’illustrer cette conception de l’identité aux élèves consiste à leur demander de lire l’album pour enfant, Petit-Bleu et Petit-Jaune de Leo Leonni44. Ce récit proche de l’art abstrait a donné lieu à de nombreuses interprétations.
Pour sa part, Benoît y lit une fable sur l’interculturalité. Selon celle-ci, deux enfants symbolisés par une tache de couleur bleue et une autre de couleur jaune se lient d’amitié jusqu’à ne plus former qu’une seule tache de couleur verte. Ils se heurtent d’abord à l’incompréhension des parents, qu’ils initient finalement au mélange des identités. Ceci permet, pour conclure, d’insister sur le rôle essentiel des enfants dans le combat contre les idées reçues sur la question identitaire.
« La littérature de jeunesse, en privilégiant le roman d’apprentissage (…), opte résolument pour un parti pris optimiste puisque les héros sont censés triompher d’aventures, affronter des humiliations, des peurs et des changements radicaux tout en se forgeant des armes et leurs âmes pour l’avenir.»45
Dans Mon ami Jim, c’est Norbert, une toute jeune mouette, qui révèle à la communauté le talent de conteur de Jack, à l’origine de son intégration. Dans sa définition du racisme, Tahar Ben Jelloun explique également que la nature spontanée des enfants n’est pas raciste, qu’on ne naît pas raciste, mais qu’on le devient. Un dernier extrait des Identités meurtrières permet de situer le rôle de l’éducation dans la constitution de l’identité et des préjugés46.
Dans Mon ami Jim, Jack parvient à s’intégrer dans le village des mouettes grâce à sa culture lettrée. De même, dans Le Gone du Chaâba, Azouz s’investit beaucoup dans sa scolarité, malgré les moqueries de ses camarades du Chaâba. Ces deux jeunes ont un « rôle d’initiateur, sinon d’éducateur »47 par la prise en charge des adultes démunis en pleines dissonances culturelles. Cette vision de l’enfance « répond au processus d’apprentissage des héros en formation qui triomphent d’épreuves servant à mesurer des qualités de courage et de ténacité dont ils ne se savaient pas pourvus auparavant »48. A l’école, Jim et Azouz découvrent l’altérité et « les grandes œuvres de l’humanité »49. Cependant, pour les parents issus de l’immigration, l’école n’est pas seulement source d’espoir, mais aussi de danger : « Un espoir parce que l’école offre une possibilité de mobilité sociale. Mais cet espoir est teinté d’ambigüité parce qu’en même temps l’école est perçue comme un agent de changement culturel qui engendre la méfiance. »50
Recontextualisation
En toute cohérence, ce parcours didactique doit se clôturer sur une troisième séquence de recontextualisation. Au terme de celle-ci, l’évaluation finale du parcours portera sur une « animation responsabilisante : lire à des plus jeunes »51. « Au sein de l’école, les élèves prennent en charge l’organisation d’une animation de lectures à destination d’une classe d’élèves plus jeunes »52, ce qui constitue à leurs yeux un contexte porteur de sens. Cependant, la préparation de cette lecture sort du cadre strict de ce travail et relève davantage de la deuxième fiche du programme du FESEC pour le second degré de l’enseignement professionnel.
Luc Collès
Professeur à la faculté des Lettres à l’UCL
[1] Extrait de la « Fiche 1 – 2P » dans FESEC, Formation commune. Mise en œuvre des compétences terminales et des savoirs communs, 2 et 3e degrés. Professionnel, p. 48.
[2] FESEC, op.cit., p. 48.
[3] Morant Josette, “Utilisez-vous la littérature de jeunesse ? Qu’est-ce que la littérature de jeunesse ?”, dans Le français dans le monde n° 350, mars-avril 2007, p. 21.
[4] Krowther Kitty, Mon ami Jim, Bruxelles, Pastel-Paris, L’Ecole des loisirs, 1998 (“Lutin poche”), 31 p.
[5] Morant Josette, op.cit., p. 21.
[6] Henry Georges, Comment mesurer la lisibilité ?, Bruxelles, Labor-Paris, Nathan, 1975, p. 20.
[7] Ibid., p. 32.
[8] Morant Josette, op.cit., p. 22.
[9] Von Arx Yvan, “Littérature pour la jeunesse et altérité”, dans Parole n° 1, 2006, pp. 18-21.
[10] La joie par les livres, Cycle Les visiteurs du soir. Jeudi 13 septembre 2007. Kitty Crowther, p. 3.
[11] Deru Myriam et Moureau Mireille, “Voyage au royaume de Kitty Crowther”, dans Les Cahiers du CLPCF. Echos d’une formation spécialisée en littérature de jeunesse, n° 2, 2002, p. 45.
[12] Les œuvres originales de Kitty Crowther sont publiées en français. Cependant, l’auteure écrit la première version de ses textes en anglais, « langue affective, mais aussi langue dans laquelle elle se sent le mieux pour exprimer beaucoup en peu de mots » (Ibid., p. 46), qu’elle traduit directement avec l’aide de son éditrice.
[13] Deru Myriam et Moureau Mireille, op.cit, p.
[14] Crowther Kitty, cité dans Ibid, p. 46.
[15] FESEC, op.cit., p. 48.
[16] Collès Luc, « Littérature comparée et modèles culturels » dans Louvain n° 36, février-mars 1993, p. 11.
[17] Collès Luc, « Jalons littéraires pour une reconnaissance identitaire » dans Boyzon-Fradet Danielle et Chiss Jean-Louis (dir), dans Enseigner le français en classes hétérogènes. Ecole et immigration, Paris, Nathan, p. 179.
[18] Collès Luc, Islam-Occident : pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, EME Fernelmont, 2010.
[19] Collès Luc, « Littérature comparée et modèles culturels », op.cit., p. 13.
[20] Maury Christine (dir.), Le Voyage a été long. Témoignages de jeunes émigrés des cinq continents, Poitiers, FLBLB, 2006.
[21] TELEMAQUE, « L’étranger. Fiche pédagogique », dans www.crdp.ac-creteil.fr/telemaque.
[22] Steinbeck John, Les raisins de la colère, Paris, Gallimard, 1947, coll. Folio n° 83, pp. 66-68.
[23] Collès Luc, « La quête identitaire des adolescents issus de l’immigration maghrébine à travers un roman de la littérature beur », in Le langage et l’homme, vol. XXXXIII, n° 1, juin 2008, pp. 66-77.
[24] Turin Joëlle, « Interculturalité et intégration : richesse des différences », in Les Cahiers du CLPCF. Cultures d’ici, cultures d’ailleurs, n° 1, 2002, pp. 18-22.
[25] Ibid.
[26] Michel Patrick, « Voici mon histoire… si je la perds en chemin, qui la retrouvera ? ou De l’utilisation des contes de la tradition orale pour rapprocher école et famille en milieu immigré » dans De Smet Noëlle et Rasson Nathalie, A l’école de l’interculturel. Pratiques pédagogiques en débat, Bruxelles, Vie ouvrière, 1993, p. 86-95.
[27] TELEMAQUE, op. cit.
[28] Ibid.
[29] Collès Luc, op. cit, pp. 66-77.
[30] Collès Luc, Ibid.
[31] Von Arx Yvan, op. cit, p. 21.
[32] Collès Luc et Lebrun Monique, « Littérature ethnique de jeunesse et dynamique identitaire », p. 249.
[33] Ibid, p. 250.
[34] Collès Luc et Lebrun Monique, op. cit., p. 254.
[35] Von Arx Yvan, op. cit., p. 18.
[36] Collès, “Littératures et modèles culturels”, p. 10.
[37] Von Arx Yvan, op. cit, p. 18.
[38] Begag Azouz, Béni ou le paradis privé, Paris, Seuil, 1989 (« Points »).
[39] Collès Luc, “La quête identitaire des adolescents issus de l’immigration maghrébine à travers un roman de la littérature beur”, op. cit., p. 70.
[40] Id, “Jalons littéraires pour une reconnaissance identitaire”, p. 181.
[41] Id, « La quête identitaire… », op. cit, p. 70.
[42] Id., « Jalons littéraires pour une reconnaissance identitaire », p. 180.
[43] Ibid., p. 181.
[44] Lionni Leo, Petit-Bleu et Petit-Jaune, Paris, Ecole des loisirs, 1979, “Lutin poche”, non paginé.
[45] Turin Joëlle, op. cit., p. 19.
[46] Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 (« Le livre de poche »), pp. 7-10.
[47] Ibid.
[48] Ibid.
[49] Ibid, p. 19.
[50] Michel Patrick, op. cit., p. 87.
[51] FESEC, op. cit., p. 48.
[52] Ibid, p. 50.