Syrie - "Donner un visage aux insurgés syriens"... (Le Soir.be, 5 septembre 2012)
Alep, août 2012 © photo Pierre PICCININ
L’historien et politologue belge Pierre Piccinin, passé en mai 2012 par les geôles du régime syrien, a été témoin de la bataille d’Alep. Il a répondu aux questions des internautes du Soir.be. Extraits.
Résumé par Alicia BOURABAA
@Leïla: Comment survit la population à Alep ?
La population est quotidiennement bombardée. Elle manque de nourriture, et de manière de plus en plus problématique, même si l’Armée syrienne libre (ASL) essaie de la ravitailler. L’ASL organise des distributions de pain quotidiennes, qui sont d’ailleurs souvent la cible des hélicoptères, qui tirent des roquettes sur les foules rassemblées à ces occasions.
À l’hôpital où j’étais basé, dans un quartier tenu par les révolutionnaires, des dizaines de civils arrivaient tous les jours, morts ou blessés. Les chirurgiens restés sur place devaient s’en occuper sans matériel et sans médicament ; ils essayaient d’aider tout le monde et opéraient ainsi pendant de nombreuses heures, sans prendre eux-mêmes de repos.
J’ai tenté, dans mes ‘Chroniques de la révolution syrienne’, d’humaniser cette révolution, en donnant des visages aux insurgés, en décrivant le plus justement possible la réalité de leur quotidien. Les médias donnent des chiffres, le nombre des morts, mais ce sont bien des gens qui meurent, pas des numéros ou des pourcentages. À l’hôpital, ce sont des pères qui apportent les dépouilles mutilées de leurs enfants ; ce sont des enfants, qui pleurent sur les corps mutilés de leurs parents.
@Elise: Votre changement de position par rapport à une intervention militaire en Syrie vous a rapporté beaucoup. On a parlé de vous dans les grands médias, etc. Comment vivez-vous ce nouveau succès et cette reconnaissance, alors qu’avant vos analyses n’étaient pas reconnues des grands médias ?
D’une part, je n’ai pas “changé de position” ou, comme certains se sont plus à le dire “retourné ma veste”.
La situation en Syrie s’est radicalement transformée en mai, principalement à la faveur des élections du 7.
Beaucoup de Syriens, peut-être une majorité, sans soutenir la dictature, espéraient néanmoins que le “Printemps arabe” et les manifestations dans le pays amenassent le régime à évoluer politiquement, par des réformes parlementaires. C’est-à-dire sans risquer la guerre, que nous connaissons depuis quelques mois. C’est ce qu’avait promis le président al-Assad.
Mais le régime a raté sa reconversion, en refusant de répondre à ces aspirations populaires et en n’organisant pas honnêtement le scrutin libre qui avait été promis.
Mon analyse a donc logiquement suivi l’évolution de la situation, qui était assez calme et encore favorable à Bashar al-Assad, jusqu’en janvier, date de mon troisième séjour en Syrie. Aujourd’hui, l’échéance électorale passée, il est évident que le régime a choisi la répression et qu’il a dès lors perdu toute légitimité. Les attentes sont déçues. Les Syriens se sont soulevés ; partout dans le pays, villes et villages se sont insurgés. Et je dénonce la radicalisation du pouvoir, la répression, les massacres.
Je n’appelle pas à une intervention militaires de l’OTAN, pas à une intervention comme on en a connu en Libye, mais à une aide à la rébellion qui, avec quelques armes adéquates, pourrait renverser très rapidement le régime.
Si les rebelles avaient une vraie chance de l’emporter militairement, de nombreux régiments de l’armée se désolidariseraient du gouvernement et, en quelques jours peut-être, la dictature serait renversée.
D’autre part, je ne pense pas que le “succès” que l’on me prête soit le résultat de mon évolution dans le dossier syrien.
L’arrestation et les sévices dont j’ai fait l’objet à Homs et ce que j’y ai vu ont probablement constitué un témoignage important, que les médias ont tenu à diffuser.
@Rozen: Pourquoi l’occident veut-il systématiquement maintenir ou faire tomber ces régimes dans l’obscurantisme et le désordre ?
La Syrie n’est nullement victime d’une manœuvre de l’Occident, qui viserait à renverser le président Al-Assad.
Tout au contraire, les grands États européens, et les États-Unis également, empêchent les rebelles de s’armer.
Cette vision du complot de l’Occident procède d’un postulat maintenu envers et contre tout par certains intellectuels anti-américains pour lesquels tout ce qui se passe au Moyen-Orient doit forcément avoir pour cause première une intervention des Etats-Unis.
Je partage souvent leurs analyses, mais, dans le cas syrien, ils font fausse route. C’est désormais manifeste !
@Eustache: Les 8 000 Syriens des forces de sécurité et de l’armée qui ont été tués auraient donc été abattus sans aucune aide matérielle de l’étranger ?
Sur le terrain, j’ai été très soigneux dans l’examen du matériel militaire dont disposent les rebelles : c’est un armement léger, qui provient des arsenaux syriens, du matériel russe, chinois, des kalachnikovs, et rien d’autre.
Et je me demande bien où se trouve tout cet équipement que la CIA et d’autres États sont sensés, selon certains, avoir envoyé aux rebelles. Où sont les 60.000 mercenaires étrangers dont parlent par exemple Michel Collon et le très fumeux Thierry Meyssan ? Il serait temps que les rebelles les utilisent ! Mais peut-être le complot est-il tellement bien caché que les rebelles n’utilisent pas ces armes et que ces mercenaires ne se montrent pas, pour que tout reste secret…
Les armes qui passent par la frontière sont peu nombreuses. Evidemment, certains journalistes qui cherchent le scoop montent tout cela en épingle.
J’ai rencontré à Alep un journaliste d’Europe 1, venu de Turquie passer quelques heures, en journée, quand le danger n’était pas trop important ; il était tout exalté, parce qu’il avait vu deux fusils américains !
Non, sincèrement, les rebelles sont démunis ; et les quelques rares articles qui évoquent des livraisons d’armes depuis l’étranger se méprennent.
Contrairement à ce que l’article du New York Times avait annoncé, cet article qui avait eu un grand retentissement et dont s’étaient emparés tous les détracteurs de la révolution syrienne, la CIA n’a pas fourni de roquettes antichars aux rebelles.
C’est l’Arabie Saoudite qui les a fournies, forçant la main aux Etats-Unis, qui y étaient opposés. Le “deal” étant que la CIA en contrôlerait l’acheminement. Mais il ne s’est agi que de quelques caisses, une goutte d’eau dans la mer des besoins de l’ASL.
En outre, cet épisode montre clairement que, dans les faits, contrairement aux discours, Washington soutient indirectement le régime.
@Visiteur: Avez-vous rencontré des personnes de l’OSDH (Observatoire syrien des droits de l’homme NDLR) en Syrie ? Nos médias utilisent sans cesse cette source, en fait basée à Londres...
Durant mes cinq séjours passés en Syrie depuis le début des évènements, je n’ai jamais rencontré de personnes se réclamant de l’OSDH.
L’OSDH, dont j’ai interrogé le fondateur, est très évidemment impliqué dans le conflit. Ses informations sont à la fois difficilement vérifiables et peu crédibles.
Ayant moi-même démonté des “faux” produits par l’OSDH, il est clair que je ne peux cautionner cette organisation.
Cela dit, je crois que, depuis peu, les grands médias ont eux aussi, finalement, pris leurs distances avec l’OSDH.
Lien(s) utile(s) : Le Soir.be
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