Armand Dupuy : Les premiers mots de ton dernier recueil (1) sont très forts, « tout
ne tient que par ce qui le défait / et d'abord la légende de soi-même »
(p.9), et je pense qu'un enjeu de ton travail d'écriture filtre ici. Il s'agit
d'essayer d'apercevoir ce que tu es – c'est-à-dire ce que tout humain peut être
– avec un regard aussi juste que possible. Tu refuses la facilité et la
complaisance avec toi-même : « ce matin, j'ai vu dans mon miroir le
masque d'un homme terrible, heureusement il portait une muselière »...
pourtant, « l'homme de bonne volonté » n'est jamais bien loin,
tu le notes, il reparaît dans le rituel de la toilette matinale (p.40) et dans
ses habitudes. Ainsi, pourrait-on dire que l'écriture est une sorte d'exercice
ou de tentative de lucidité pour toi ?
Marc Dugardin : J’adopte
d’emblée les termes de ta question : exercice,
tentative… On essaye, on tend vers, on tâtonne, on balbutie, on échoue, on
reprend encore… L’écriture m’importe comme mouvement (pas seulement
intellectuel : il m’arrive d’en parler comme d’une danse). Mouvement par
lequel, en effet, on cherche à s’ajuster à soi, au monde, à ce qu’il en est de
vivre. Travail où l’on va vers soi, mais pour se dessaisir un peu de soi, y
mettre de l’autre en tout cas. Tentative,
bien sûr. Exercice. Mais ce qui
enclenche l’écriture n’est pas pour autant systématique, volontaire. Ainsi ces
premiers vers qui t’ont frappé, ils ont surgi en réponse – en réplique plutôt –
à deux vers célèbres de Patrice de la Tour du Pin (on m’avait demandé une contribution
pour un ensemble de textes à publier à l’occasion du centième anniversaire de sa
naissance). Mais un travail a dû se faire, pour une bonne part à mon insu,
inconsciemment, avant que ce jaillissement ne soit possible (le poème, comme la
vie, est un chantier). J’ai été alors le premier étonné de ce qui me venait (et
me venait en outre, sans que je l’aie voulu, exactement dans le même rythme –
dix « pieds » - que celui des vers du Prélude de la Quête de Joie).
Le mouvement du poème est musical. Il commence par une écoute…
AD : Et parlant de musique,
elle est partout dans tes recueils. Que ce soit Beethoven, Bach, Berg, Ravel,
et d'autres, de façon plus ou moins explicite. On pourrait d'ailleurs se
demander comment se fait le passage qui mène de l'écoute musicale à l'écriture,
mais je suppose que le trait d'union c'est simplement l'émotion...
MD :Oui, l’émotion qui est,
selon l’étymologie, ce qui met en mouvement. Et aussi ce qui renvoie à une présence plutôt qu’à de l’analyse ou à
du concept, selon les termes de Yves
Bonnefoy. Ce qui nous rappelle notre venue au monde, avant le langage du
raisonnement. Nous renvoie plutôt du côté des résonances (sons, rythmes, voix),
à partir desquelles du « sens » peu à peu va s’articuler, mais certainement
pas du sens « une fois pour toutes », comme si tout pouvait être dit,
comme si dire pouvait tout épuiser. Du sens plutôt dans une sorte d’après-coup,
toujours incertain, inachevé. Car d’abord, il y a l’écriture à l’écoute, pour reprendre l’expression d’Henry Bauchau.
Dans un texte précisément intitulé « Mouvements », Lorand Gaspar
propose un rapprochement (en rien dans l’imitation mutuelle bien sûr), entre
musique et écriture poétique, s’appuyant sur le constat selon lequel nous avons le choix entre nous taire ou
chercher à nous faire entendre entre les mots.
AD : Mais se faire entendre
n'est en aucun cas une affirmation vindicative de soi. C'est plus une tentative
de s'arracher à une forme d'étouffement, puisque « du silence inviolé /
personne ne serait / revenu »...
C'est ce que tu écris dans Fragments du jour (2) (p.19)
MD : Oui, ce que les vers que
tu cites semblent indiquer, c’est qu’il y a lieu de s’engager dans le fait de
parler, d’échanger, d’être humain avec d’autres humains, qu’il faut se risquer
hors du silence, entendu ici comme un silence de repli, un silence de mort. À
partir d’un premier coup d’archet (puisque les poèmes en question sont placés
sous le signe du concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux), la musique – ou
le poème - va se déployer peu à peu
comme un monde respirable, un champ (un chant) du possible… On est du côté
d’une tentative d’acquiescement, certainement pas d’une revendication, encore
moins d’une vengeance.
AD : Si je comprends bien, le
poème est une forme d'adhésion à la vie, avec tout ce que ça peut impliquer de
difficulté, bien sûr. Une manière de générer du sens et de rendre supportable
le « pire », et peut-être même le témoignage d'un espoir, me dis-je,
en relisant ces vers de Fragments du jour : « dans la bouche une même / salive humecte d'espérance /
le non et le oui que tu profères ». Adhésion ou acceptation des
paradoxes aussi, c'est une constante il me semble,... sans essayer de les
dissoudre de façon trop rapide.
MD : C’est exactement
cela : adhérer à la vie, dire
oui en incluant le non dans le oui (de mémoire, je crois paraphraser un peu
Celan en écrivant cela). Dire l’insoutenable (en moi comme dans le monde, pas
besoin de le chercher longtemps), une manière sans doute de ne pas m’y engluer.
Et puis oser dire l’espérance – ce possible malgré tout, selon ma
définition toute personnelle – résister au ressassement, rester en éveil,
disposé à l’émerveillement (car tout de même, ce paysage, ce visage, ce sourire
d’enfant…). L’incroyant que je suis rêve parfois d’un poème-prière, entre le
« miserere » et le « magnificat ». Et pour rester encore
dans les paradoxes, le poète « grave » que je ne peux m’empêcher
d’être, aime citer cette boutade de Georges Perros (qui savait être sérieux sans
se prendre au sérieux) : J’ai compris
quelque chose d’idiot. Je suis content d’être là.
AD : Reprenant
plusieurs de tes livres pour « alimenter » cette discussion, je
mesure un peu mieux l'importance de la musique pour toi. Je n'étais pas sans
savoir son impact, bien sûr, mais elle est vraiment partout ! « voilà
comment la mémoire travaille en écoutant Berg » notes-tu, par exemple,
dans Quelqu'un a déjà creusé le puits (p.17), et tu écrivais, dans ton
précédent recueil (3) « dans le
chant, quelqu'un nous écoute » (p.17). Tu commençais même ce recueil
par les mots suivants « ce qui sauve la mémoire est la trace d'une très
ancienne consolation » (p.11). Peut-on faire un lien entre la musique,
l'écriture et une forme de consolation ?
MD : Bien du mal à
te répondre en quelques mots, Armand, tant mon rapport au mot consolation est complexe, paradoxal
encore. Entre le rejet de ce qu’il implique de mièvrerie, de faux-fuyants, de
détournement de ce qui est et qu’il y a à affronter (la réalité rugueuse de Rimbaud) et, tout de même, la trace, dans l’enfance,
d’un point d’appui (ou de son manque…) : ce geste, ce mot, ce murmure, ce
regard qui nous assurent que « ce n’est pas trop grave », qu’il y a
moyen de se relever, que vivre va continuer, que quelqu’un a envie que, pour
nous, cela continue…
Est-ce que écouter de la musique (et, mystérieusement, se sentir écouté en
écoutant), serait le rappel de ce lien fondamental avec du vivant, avec
d’autres vivants, nous donnant envie de vivre – de survivre parfois ? Comme,
dans l’écriture, on rejoindrait, on serait rejoint par d’autres que, comme
nous, le désir de vivre habite, plus fort que tout, plus fort que tout ce qu’on
pourrait en dire (écrivant cela, je ne peux m’empêcher de penser aux
témoignages de Primo Levi ou Robert Antelme).
Dans la musique, dans l’écriture, une sorte de noyau d’humanité, une bonté
quelquefois. Et, comble du paradoxe, l’une et l’autre seraient
« consolatrices » au moment même où, dans l’inconsolable, elles nous
font entendre que vivre est possible, que vivre est désirable…
Je cherchais, dans « L’espèce humaine » de Robert Antelme, un
passage, très émouvant, où il est question de « muzik »… Mais je me
suis arrêté en chemin sur celui-ci : Chacun
apportera à l’autre ce qu’il attend, comme d’un frère, comme d’une mère :
quelqu’un qui n’est pas soi et qui ne menace pas, quelqu’un qui répond.
AD : Il y a souvent dans ta
poésie cette idée d'entendre l'autre, de s'entendre à travers l'autre et d'être
entendu par l'autre. D'une certaine manière il est question de
« transmission » et, si je comprends bien, ce qui se livre, plus
qu'un message, c'est quelque chose de l'ordre du désir. Du désir malgré tout,
ai-je envie de préciser. La plupart de tes livres sont publiés par Rougerie, il
existe une fidélité. Ce rapport au long cours avec un éditeur est-il quelque
chose d'important à tes yeux, dans cette logique de
« transmission » ?
MD : Quelles chances nos livres auraient-ils d’être reçus, lus, entendus,
bref d’exister, s’il n’y avait ces passeurs que sont les bibliothécaires, les
libraires… et les éditeurs ? Des gens qui payent de leur personne et qui
apparaissent aujourd’hui comme de véritables « résistants », ainsi
qu’aimait à le rappeler René Rougerie (avec qui la collaboration a commencé
pour moi en 1986). Les Rougerie (René, puis Olivier) n’ont jamais exigé
l’exclusivité et j’ai pu établir des contacts très positifs avec d’autres
éditeurs. Mais il est vrai que j’éprouve une reconnaissance particulière à leur
égard et une fidélité à leur maison - ce qui signifie aussi, très concrètement,
la maison de Mortemart, en Haute-Vienne, et sa table, qui a su accueillir
généreusement tant de poètes, au fil des années. Cela signifie aussi une
attention pour les auteurs publiés par Rougerie actuellement et pour ceux qui
ont été publiés dans le passé (comme Joë Bousquet par exemple, qui reste un
point de repère pour moi). Transmission, encore
un mot, Armand, que tu as parfaitement choisi.
AD : Et puisque nous sommes
avec cette idée de transmission, j'aimerais te poser une dernière question. Je
sais que tu entretiens des rapports parfois étroits avec de
« jeunes » auteurs. Une publication assez récente témoignait, par
exemple, d'un travail d'écriture commun avec Alexandre Valassidis, jeune poète
belge. Je pense encore à un livre d'artiste, plus récent, qui présente un texte
rédigé avec Nicolas Grégoire, et je sais que l'échange se poursuit. Est-ce que
quelque chose de la transmission se joue, là aussi, au-delà des générations et
des « chapelles », puisque tous ces auteurs mènent parfois des travaux
assez éloignés de ce que tu fais ?
MD : Quel cadeau, pour une vieille barbe comme moi, ces échanges avec des
jeunes ! Blague à part, et même très sérieusement, il me semble qu’il y a
de nos jours un grand danger pour la poésie, dont le cercle de lecteurs est
devenu fort étroit, de se replier encore plus sur elle-même, de se perdre dans
des querelles et des rejets dogmatiques. Écouter la voix de l’autre (différent
par l’âge, le « style » etc.), s’avancer jusqu’où l’on peut, sans se
renier, dans sa voie, je trouve cela très stimulant, même si je dois
reconnaître que j’en suis parfois déstabilisé. Mais c’est bien dans la remise
en question, l’étonnement, le risque, que le poème reste en mouvement – il me
semble que c’est la vie même…
©Armand Dupuy, Marc Dugardin et Poezibao
1. Quelqu'un a déjà creusé le puits, Rougerie, octobre 2012
2. Fragments du jour, Rougerie, 2004
3. Dans l'oreille profonde, Le Taillis
Pré, 2010