(épisode 1 et présentation de ce feuilleton)
Re-tracements épineux...
Les phrases ici fixées ne sont que des reprises, elles-mêmes provisoires sans
doute, d’un petit nombre parmi d’innombrables notes prises depuis juillet
2007...
Elles s’essaient, ces phrases-ci, à revenir sur des traces hâtives du au jour
le jour, sur un tout petit nombre d’entre elles. Pour voir, simplement. Ou pour
les réaliser davantage – et les exposer alors à un surcroît de doutes...
..........
Notes interdites – ou
interdictrices ?
En proie à ces incessantes notes d’un « avec O. », j’en ai
retrouvé de beaucoup plus anciennes, dont certaines sonnant comme un
avertissement réitéré :
« Sur quoi ne pas
écrire ? Des tout proches – de
leurs présences, des liens vitaux –, il est impossible de disposer. Rien, là, n’est à laisser flotter
en des phrases ... C’est trop réel... »
Mais que voulait dire alors « réel » ?
Et qu’en est-il alors de la réalité dans cet « avec O. » en
cours ?
.......
Et d’abord, il ne s’appelle pas
« Ousmane ».
(Je recopie ici une note déjà fixée et
publiée, à laquelle je ne peux rien changer.)
Son vrai nom, celui que j’avais d’abord écrit partout, il me faut l’effacer de
lignes comme celles-ci.
C’est lui qui, soudain, le 23 avril
2008 (alors que nous conversions depuis plusieurs mois), m’a demandé de ne
pas écrire son « vrai nom »
– celui qui figure, désormais, sur ses papiers (obtenus au bout de plusieurs
années de démarches en France et au Soudan).
Quel nom lui donner dans ce que j’écris ? lui ai-je demandé. Il m’a proposé celui d’un ami : Ousmane.
Ne serait-ce pas gênant, lui ai-je objecté, ou, qui sait, dangereux pour l’ami
en question ?
Cet ami, m’apprend-il, est mort.
Ousmane a été tué en octobre 2003, dans le nord du Darfour, du côté d’El
Fashir, alors qu’il cherchait à passer en Libye.
Personne, dit « O », n’a vraiment su ce qui était arrivé. Tout le
groupe avec lequel Ousmane voyageait, dans « un gros camion », a été tué. Les tueurs étaient sans doute des
jenjawids, qui devaient savoir que ces voyageurs partaient pour la Libye, et
qui ont voulu « l’argent des gens pour leurs passages »
– et le camion.
Tout le monde est mort, répète « O ».
Mais la mort d’Ousmane, comment l’a-t-on sue ?
Il avait une carte d’identité (lui qui avait vécu en ville) que la police a
retrouvée.
Le responsable du village (« t’as
vu, c’est pas exactement le maire, mais c’est un peu comme ça »)
a été averti et a lui-même annoncé la
mort d’Ousmane au village, à la famille : son père et sa mère, sa femme,
ses deux enfants.
« Il avait 35-36 ans quand il est
mort
Il avait été mon ami pendant près de deux ans.
Il avait fait des études, il était intelligent. Il aurait pu trouver du
travail.
Il avait travaillé à l’Est du Soudan, au bord de la Mer rouge, dans un port. Il
s’était marié là. Puis il avait emmené sa femme jusque dans l’Ouest du Soudan.
Au village, il habitait pas loin de chez moi. Pas exactement la même famille,
mais juste à côté. Mon grand-père connaissait sa famille. »
(J’aurais préféré maintenir son « vrai nom ». Et que les inévitables
écarts ou ruptures avec les faits ne soient pas, ni par lui ni par moi, décidés
– et, simplement, se fassent.)
........
Sentir ici, en
fixant quelques notes, re-sentir
latéralement, ce qui s’est abattu sur O.
?
Au Soudan, en France ?
Toujours sous les emprises – toutes, mais inégalement, brutales – de divers
pouvoirs. Au Soudan, en Libye, pour O. Puis en France, à Paris ou dans le
Loiret, à Orléans...
Avec O., les espaces communs (routes et rues,
places, bus ou métro, bords de Loire, etc.), je les aurai sentis voûtés
– comme jamais depuis le temps de la guerre d’Algérie ...
...........
Par ces notes, aller et venir,
anxieusement, dans les cinq ou six dernières années de notre « avec
O. » ?
Celle qui suit, par exemple, reprise presque au hasard...
7 h 30, en janvier – 2008 –
café dans la cuisine. Nous essayons de parler.
En français ? Au bord du français. Souvent au bord du langage :
gestes, mimiques, silences, souffles, soupirs...
Il fait très froid et sombre depuis plusieurs jours. « T’allumes
pas ? ». Par la porte vitrée (la moitié du haut) donnant
sur le jardin, on voit s’éclairer faiblement le ciel, plafond blanc sale.
Plaques de neige gelée prises aux herbes jaunies. Silhouettes d’arbres
accentuées (sur leurs flancs ouest) de blanc. O. veut fumer dehors. Nous
sortons, sur le seuil. Presque à nos pieds, un merle tente d’arracher des
bribes de nourriture prises dans le bloc de glace moulé dans le bol de la
chatte. Il paraît ralenti par le froid, épuisé, dans la lumière pâle.
O., quoique engourdi, va se hâter maintenant de partir au travail (un CDD que
nous lui avons trouvé dans une mairie de la banlieue d’Orléans).
Il souffre (en 2008, l’aurai-je assez
mesuré ?) à élaguer les saules au bord de la Loire, pieds bottés
souvent dans l’eau glaciale.
suite vendredi 16 novembre 2012