Sur le "choc des civilisations"

Par Alaindependant

LE DROIT INTERNATIONAL POUR TOUS !


Le propos de Georges Corm est daté.

Avec un recul de seulement quelques années, on comprend bien comment et pourquoi on peut en arriver à la situation que l'on connaît aujourd'hui.

Les responsabilités étaient déjà définies .

Resterait sans doute à préciser les raisons plus profondes, économiques, énergétiques, financières... qui ont conduit « l'Occident » à persévérer dans les politiques qui ont été mises en œuvre, avec les risques et les conséquences que l'on sait.

Mais mes lecteurs sont déjà des personnes averties...

Michel Peyret


 GEORGES CORM TORD LE COU AU "CHOC DES CIVILISATIONS"

jeudi 3 novembre 2005

Nous publions ci-dessous une interview de l’intellectuel libanais Georges Corm réalisée par Thierry Leclère dans l’un des derniers numéros de Télérama, qui met en évidence l’indigence du concept de "choc des civilisations".

Quatre ans après le 11 Septembre, quel regard porte-t-on, de l’autre côté de la Méditerranée, sur le chaos du monde ?

On a peu entendu - ou peu écouté -, ces derniers temps, les intellectuels des pays arabes. Dans Orient-Occident, la fracture imaginaire, l’essayiste libanais Georges Corm stigmatise le discours « triomphant et narcissique » de l’Occident, tout en décrivant un monde arabe défait, divisé, gouverné depuis plusieurs décennies par des autocrates corrompus. Des sociétés arabo-musulmanes prostrées dans « une attitude de vaincus ».

Télérama : Comment cette fracture entre l’Orient et l’Occident que vous décrivez dans vos livres se manifeste-t-elle, aujourd’hui, dans les pays arabes ?

Georges Corm : L’incompréhension est visible. Beaucoup d’Arabes, par exemple, sont frappés de voir que les victimes occidentales ont un statut spécial. Avec le 11 Septembre, les attentats de Madrid ou de Londres, on a eu l’impression d’avoir affaire à une catégorie particulière d’humanité : couverture non-stop des médias, cérémonies d’anniversaire, minute de silence dans toute l’Europe...

Alors que les milliers de tués en Irak ou les victimes d’un tremblement de terre en Iran ou d’une famine en Afrique disparaissent vite de l’actualité.

La vie humaine n’a pas la même valeur : il y a les citoyens de première classe et ceux de seconde classe.

La fracture Orient-Occident s’élargit, donc, c’est indéniable. Même s’il ne faut pas oublier que la préoccupation de l’immense majorité des jeunes Arabes est ailleurs : il s’agit pour eux de trouver du travail, voire d’émigrer, de se marier et de se loger.

Les gens sont démobilisés depuis une vingtaine d’années. C’est le sauve-qui-peut. Chacun s’occupe de son destin individuel.

Télérama : Nourri par ce sentiment d’injustice, l’antiaméricanisme est-il devenu le ciment commun des opinions arabes ?

Georges Corm : Il suffirait que les Etats-Unis changent de politique et cet antiaméricanisme tomberait vite. Au fond, les Arabes se sentent mal aimés et pas respectés. Mais ils sont aussi dans une schizophrénie totale : les mêmes personnes qui peuvent détester politiquement l’Amérique vont faire des sacrifices pour envoyer un enfant étudier aux Etats-Unis ! Et beaucoup sont prêts à risquer leur vie pour traverser la Méditerranée et vivre en Europe.

Télérama : Ne sentez-vous pas une montée d’exaspération et de radicalité ?

Georges Corm : Les islamistes rallient à eux une infime minorité de militants dans le monde arabe. Et Ben Laden n’est pas un idéal. Certains ont pu le voir à un moment donné comme un Robin des bois, mais très peu le soutiennent vraiment. Faire des opérations terroristes en Europe ou à l’intérieur de nos pays ne peut pas être un idéal collectif. D’ailleurs, les gens parlent relativement peu de lui, sinon pour se poser des questions : pourquoi les Américains ne l’ont-ils toujours pas arrêté ? Pourquoi ses cassettes arrivent-elles au bon moment politique pour Bush ou pour Blair ?

Télérama : Les peurs de l’Occident se focalisent beaucoup autour de l’islam. Est-ce la principale source d’incompréhension ?

Georges Corm : Ilfaut cesser de considérer que ce terrorisme islamiste est quelque chose de nouveau, de totalement spécifique à l’Orient. On peut comparer les djihadistes d’aujourd’hui aux anarchistes et aux nihilistes du XIXe siècle, mais aussi aux mouvements d’extrême gauche européens et à l’Armée rouge japonaise des années 70. Al-Qaida s’inscrit tout à fait dans la lignée des mouvements qui pensent qu’une violence dite « rédemptrice » peut changer le cours de l’histoire. Les médias ont tendance à présenter l’islamisme comme consubstantiel à l’islam et aux musulmans. Mais c’est comme si on avait dit d’Action directe qu’elle incarnait la gauche française ou la pensée marxiste ! Ou que la bande à Baader incarnait l’esprit allemand ! C’est grotesque ! Malgré tout, je comprends très bien la peur qui peut s’installer chez le téléspectateur occidental : l’image du Moyen-Orient et du musulman, cet « homo islamicus » qu’on présente dans les médias, est effrayante... On décrit à longueur de journée l’Orient comme le monde de l’irrationalité, du terrorisme et des barbus. C’est exotique, ça fait peur, ça vend. C’est le trou noir, l’enfer !

Télérama : Mais on entend encore assez peu d’intellectuels du monde arabe ou de vrais savants de l’islam s’exprimer sur toutes ces questions. A qui la faute ?

Georges Corm : Bien qu’elle soit très vivante, la vie intellectuelle et religieuse des pays du monde arabe n’est pas connue en Occident. Or ici, à Beyrouth, par exemple, elle est exceptionnelle. Des hommes de religion musulmane peuvent y prêcher la laïcité ou vanter la personnalité du Christ...

Est-ce que quelqu’un s’est donné la peine, en Occident, de lire l’oeuvre considérable de Mohamed Chahrour ? Cet auteur syrien a fait notamment une analyse linguistique du Coran qui constitue une vraie révolution. L’un de ses ouvrages s’est même vendu à plus de 600 000 exemplaires dans le monde arabe !

Est-ce que l’on s’est ému, aussi, en 1992, de l’assassinat de Farag Foda, un réformateur égyptien qui a dénoncé l’imposture des doctrines religieuses des mouvements radicaux ? Un autre grand intellectuel égyptien qui prêche une lecture différente du patrimoine religieux, Ahmed Abou Zeid, a été, encore, quasiment expulsé d’Egypte en 1995, et cela n’a pas suscité beaucoup de sympathie...

Du côté de la recherche, même chose. Dans les universités européennes ou américaines, il ne s’écrit quasiment rien sur les réformateurs de l’islam.

En France, une pléiade d’auteurs réécrit depuis des années des livres qui se ressemblent tous, sur le même thème : « islam et politique ». Seule la couverture change !

Dans les années 80, la nouvelle génération d’islamologues français s’est même exclusivement spécialisée dans l’étude des mouvements radicaux musulmans, en ignorant l’Islam, avec un grand I, treize siècles de pensée, de différentes écoles théologiques et juridiques. Leur seul centre d’intérêt consiste à lire les brochures de propagande de ces mouvements ou à décrire leur mouvance et leurs réseaux, ce qui est pratiquement un travail d’enquête de police.

Certains d’entre eux, à l’inverse, ont pensé, avec une naïveté surprenante, que l’islamisme radical était une nouvelle forme d’action révolutionnaire salvatrice, après l’échec des mouvements tiers-mondistes, nationalistes ou marxistes.

Télérama : En Europe, on entend souvent dire que l’islam est un frein à l’évolution des sociétés arabes à cause de l’absence de séparation entre le spirituel et le temporel.

Georges Corm : C’est incohérent. Dans le monde musulman, le pouvoir a toujours été de nature civile et il n’a jamais existé l’équivalent d’une institution religieuse de la puissance de l’Eglise romaine. Les oulémas [docteurs de la foi, NDLR] n’ont jamais gouverné nulle part. Même en Arabie saoudite, pays qui est le plus proche d’un modèle théocratique, la famille des Séoud incarne un pouvoir civil.

Télérama : Et l’Iran ?

Georges Corm : En Iran non plus on ne peut pas parler, stricto sensu, de théocratie ; vous avez quand même un équilibre des pouvoirs entre le Guide suprême et le Conseil des gardiens de la foi d’un côté, et le président de la République et son gouvernement de l’autre.

De plus, la théorie de Khomeyni sur la nécessaire « tutelle » des religieux sur le pouvoir civil est une innovation totale, très contestée par certains des plus grands penseurs religieux chiites.

Non, le problème, en Islam, ce n’est pas la séparation du spirituel et du temporel. On projette sur les sociétés musulmanes une problématique propre à l’histoire de l’Europe.

Télérama : Revenons à l’islamisme. Cette fièvre est-elle la cause de tous les désordres, ou le symptôme de la crise ?

Georges Corm : Le symptôme, à l’évidence. Rechercher dans le Coran ou la charia les raisons des violences du terrorisme dit « transnational » est une absurdité qui embrouille la compréhension des vrais problèmes.

Tout comme l’anarchisme russe de la fin du XIXe siècle, le terrorisme dit « islamique » est le produit des graves malaises politiques, sociaux et économiques provoqués par les changements brutaux qu’a connus le Moyen-Orient au cours du siècle dernier.

Les vraies causes sont donc profanes : quand les Palestiniens vont-ils avoir leur Etat et où va s’arrêter la colonisation de la Cisjordanie ? Pourquoi les résolutions des Nations unies ne sont-elles pas appliquées à Israël avec la même vigueur qu’elles l’ont été à l’Irak ou, plus récemment, à la Syrie ? Quand les Américains vont-ils se retirer de l’Irak et de la péninsule Arabique, qui abrite les lieux saints musulmans ?

Il faudrait aussi parler des facteurs économiques : l’autoritarisme des régimes en place s’explique principalement non par le facteur religieux, mais par la persistance de l’économie de rente (pétrolière, principalement), qui continue d’être prédominante. Une économie de rente ne peut jamais permettre l’installation d’une démocratie ; elle ne peut qu’engendrer des régimes autoritaires qui distribuent la rente entre groupes sociaux de manière à se maintenir au pouvoir.

Télérama : Qu’attendez-vous de l’Europe ? Peut-elle rapprocher les deux rives de la Méditerranée ?

Georges Corm : Je suis sûr que la moitié de la population européenne, au moins, continue d’avoir des aspirations pacifistes et antiracistes, comme l’ont montré les manifestations grandioses contre la guerre en Irak.

Mais, pour le moment, c’est peine perdue, parce que l’Europe continue d’être alignée sur les Etats-Unis. Si elle veut vraiment jouer un rôle dans le règlement des conflits, c’est simple : il faut qu’elle défende l’application du droit international pour tous. Dans le conflit palestinien, mais aussi en ce qui concerne la possession de l’arme atomique. En appliquant une politique des droits de l’homme à géométrie variable, l’Occident décrédibilise les valeurs démocratiques et n’aide pas les démocrates de cette partie du monde à faire progresser leur cause.

Télérama : Votre pays, le Liban, est placé depuis toujours sur cette ligne de fracture entre l’Orient et l’Occident. Comment analysez-vous les convulsions actuelles, après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri et le retrait de la Syrie ?

Georges Corm : Le Liban reste plus que jamais un Etat tampon. Pendant quinze ans, les Etats-Unis l’ont placé sous la tutelle de la Syrie, parce que cela leur convenait. Aujourd’hui ils ont décidé de nous en faire sortir.

Le Liban a donc été kidnappé, et voilà comment on est repassé brutalement de la tutelle syrienne à la tutelle américaine. L’ambassadeur américain et, accessoirement, l’ambassadeur de France sont aujourd’hui les personnages centraux de la vie politique libanaise.

Notre libération reste donc à faire. Il faut se débarrasser d’une classe politique qui se maintient en jouant du communautarisme et en sollicitant les tutelles étrangères.

Autrefois, le Liban était considéré comme un pays charnière entre Orient et Occident : chrétiens et musulmans vivaient ensemble depuis treize siècles, et les meilleurs des Libanais avaient développé une philosophie de la convivialité islamo-chrétienne qui aurait pu être un exemple pour le monde entier.

Mais le résultat de quinze années de guerre civile - de 1975 à 1990 - et la priorité, pour l’Occident, d’intégrer l’Etat d’Israël dans la région ont fait oublier la sagesse de la philosophie politique libanaise des années 40, de la génération de l’indépendance.

Aujourd’hui, au Liban comme dans le monde entier, j’ai parfois l’impression que la prophétie de Samuel Huntington se réalise et que Le Choc des civilisations, ce mauvais livre, brouillon et indigent, qui désignait l’Islam et la Chine comme les nouveaux ennemis de l’Occident, est plus que jamais le bréviaire des néoconservateurs au pouvoir en Amérique (1).

Le monde actuel me rappelle la république de Weimar, en Allemagne, cette période de flou et de chaos qui a accouché du nazisme. Un monde où tout le monde a peur de tout le monde.

(1) "Les conflits les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles", écrivait Samuel Huntington, en 1996, dans Le Choc des civilisations (éd. Poches Odile Jacob)."

Propos recueillis par Thierry Leclère - Télérama n° 2909