Vous vous souvenez de moi? C’est moi qui pendant la campagne présidentielle vous indiquait jour après jour, au doigt mouillé et au gré des desiderata de mes commanditaires, qui devait remporter l’élection du chef de l’État. C’est moi qui devait effrayer le bon bourgeois en agitant les scores astronomiques de Jean-Luc Mélanchon et de Marine Le Pen pour ramener Monsieur Untel dans le giron du vote utile. C’est moi qui envoyait mes séides des instituts d’opinion vous expliquer sur tous les plateaux de télévision, avec force analyse statistique et interprétation proche de la divination dans les entrailles de gnou, les conclusions qu’il fallait tirer des mes sondages aussi soucieux de méthode scientifique que Johnny Hallyday de la théorie de la gravitation quantique. C’est moi, c’est Enquête-d’Opinion-Man, le super-héros qui sait ce que vous pensez avant même qu’on vous pose une question!
En vérité je vous le dis, je me suis sévèrement emmerdé depuis que le Président normal a eu la faveur de vos suffrages, et comme il n’a pas la fièvre sondagière de son prédécesseur (et la mise en examen qui va avec), mes revenus s’en sont considérablement amaigris. Pour rester digne, j’ai bien accepté quelques études pour démontrer que l’Islam fait peur aux Français, ou que ces derniers sont quasi-unanimement en faveur de l’euthanasie mais que ce bel unisson s’effondre dès qu’on aborde la question du mariage pour tous (au risque de donner des migraines au pauvre Benoît XVI qui ne sait plus où donner de la doctrine). Je me suis bien amusé en organisant un sondage sur la fumette auprès d’un échantillon représentatif de mes collègues qui révèle que 86% d’entre eux pensent que c’est un excellent procédé pour amortir sa descente de crack, 12% d’entre eux pensent que c’est une très bonne source d’inspiration pour faire des publicités pour les bagnoles, et les 2% restants ne se prononcent pas car ils sont partis glander dans un ministère.
Mais ces derniers jours, je me suis gavé. Le CESI, organisme de formation continue, me commande un sondage dans le cadre de son colloque sur « l’Observatoire Social de l’Entreprise » qui se tiendra le 14 novembre à la Maison des Arts et Métiers de Paris, avec la bienveillante complicité de l’Institut Ipsos et du Figaro, je dis ça je dis rien. Le thème du débat est le suivant « Employabilité versus Flexibilité: le nouveau deal employeurs/salariés? ». Vous noterez le versus qui donne une petit vernis corporate qui donnera certainement envie à ces feignasses de syndicalistes de venir voir de quoi il en retourne. Si vous vivez en province mais que vous vous torturez le neurone entrepreneurial pour savoir comment rendre vos salariés flexibles, je vous donne les résultats, c’est beau comme l’antique: afin d’éviter de subir un plan social, 64% des sondés seraient prêts à renoncer aux 35 heures, 59% accepteraient un gel des salaires et 55% tolèreraient des périodes de chômage partiel. Malheureusement, seuls 32% accepteraient une légère baisse de salaire. Notons également que les trois-quarts des salariés interrogés craignent de ne pas retrouver de boulot s’ils perdaient celui qu’ils occupent présentement.
C’est prodigieusement intéressant, me direz-vous pour peu que vous fûtes un peu instruits de la peine qui est celle de l’entrepreneur au moment de signer un plan de licenciement massif, qu’on nomme encore plan « social » grâce à mes bons et loyaux services. Mais que cela nous apprend-il sur la flexibilité et l’employabilité en temps de crise? Et bien, la bonne nouvelle, c’est que les salariés sont enfin résignés, par Saint Alain Madelin et par l’archange Séguéla! Dans ta gueule la lutte des classes! Va raser ta barbe à poux, Karl Marx! Même les socialistes l’ont compris, renonçant à taxer lourdement nos fortunes acquises à la force du poignet d’autrui pour se pencher sur l’épineux tabou du coût du travail qui rend nos salariés si amorphes et si inaptes à la sélection naturelle du marché!
Je m’emporte, je m’emporte, car c’est mon métier de me réjouir des résultats que j’ai inventés, mais il faut bien être un peu honnête et reconnaître qu’il n’y a pas de joie sans mélange, quoi qu’en disent ces clochards improductifs de poètes. Tout d’abord, ces enquêtes ont été réalisées dans un petit nombre d’entreprises et n’ont aucune valeur de représentation fidèle pour le reste de la populace laborieuse. De même, j’ai sciemment omis quelques suggestions émises par des collaborateurs sous crack, comme « jusqu’à quelle durée la séquestration du patron est-elle tolérable? », « peut-on saboter son outil de travail dans le respect de l’environnement?, « pensez-vous vivre assez longtemps pour voir un gouvernement de gauche? », ou « êtes-vous prêts à renoncer à faire grève mercredi si l’on vous offre des entrées pour le colloque du CESI et du Figaro? ». Les résultats étaient par trop déprimants, et ce n’est pas mon métier de désespérer Neuilly sur Seine.
Mon métier, c’est de former l’opinion comme d’autres manipulent la pâte à modeler. Et ne vous inquiétez pas, quoiqu’il advienne, I’ll be back. Je suis Enquête-d’Opinion-Man, et mon nom je le signe à la pointe de mon Mont-Blanc d’un « % » vengeur.
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