Bach, sources, affluents, estuaires – 3
La chronique précédente est disponible ici.
Franz Joachim Beich (Ravensburg, 1665-Munich, 1748),
Paysage montagneux avec lac, sans date
Huile sur toile, 70 x 89 cm, Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen
(cliché © BPK Berlin)
Une fois n’est pas coutume, je vais débuter cette chronique en vous faisant une confidence un peu honteuse. Moi qui goûte généralement beaucoup la musique de Bach, je n’ai jamais été grand amateur de ses trois Sonates pour clavecin et viole de gambe, alors qu’elles mettent pourtant en présence deux instruments dont je raffole. Des interprètes pourtant fameux, Ton Koopman et Jordi Savall (EMI puis Alia Vox) ou Paolo Pandolfo et Rinaldo Alessandrini (Harmonia Mundi), pour n’en citer que deux, avaient pourtant tenté de me convaincre que j’avais tort, en vain. Si je vous parle aujourd’hui du disque que Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale leur ont consacré au printemps dernier, c’est qu’il a forcément fait bouger les lignes.
On ignore quand furent précisément composées ces trois œuvres qui, bien qu’elles soient généralement enregistrées ensemble et regroupées dans le catalogue des œuvres de Bach à la suite l’une de l’autre (BWV 1027-1029), ne font pas partie d’un ensemble constitué comme, par exemple, leurs consœurs pour violon et clavecin (BWV 1014-1019). On a longtemps pensé qu’elles remontaient à la période de Köthen (1717-1723), où le compositeur avait côtoyé deux gambistes d’importance, l’un professionnel en la personne de Christian Ferdinand Abel (1682-1761) qui jouait alors de la viole au sein du Collegium musicum et est le père du célèbre Carl Friedrich qui fit à Londres une brillante carrière, en partie en association avec le dernier des fils du Cantor, Johann Christian, l’autre amateur, mais d’excellent niveau, qui n’était autre que le prince Léopold d’Anhalt-Köthen, employeur des deux musiciens. Il semble cependant que cette hypothèse ne tienne pas et que l’on doive plutôt placer ces trois œuvres durant la période de Leipzig, dans les années 1730 voire au début des années 1740, et que toutes trois, peut-être destinées à être exécutées lors des concerts hebdomadaires organisés au café Zimmerman, sont sans doute des transcriptions d’œuvres antérieures, à l’instar de la Sonate en sol majeur BWV 1027 adaptée de la Sonate pour deux flûtes et basse continue BWV 1039 dans la même tonalité.
Tout comme la Sonate en ré majeur BWV 1028, la Sonate en sol majeur BWV 1027 adopte la structure lent-vif-lent-vif typique de la sonata da chiesa, mais un esprit assez différent souffle sur les deux œuvres. BWV 1027 est une page concentrée dont les tempos modérés disent le caractère plutôt tourné vers la demi-teinte, voire la contemplation (Adagio liminaire) ou un sérieux souriant comme celui qui préside à sa fugue finale, tandis que BWV 1028 semble tracée d’un trait moins net, ce qui lui vaut généralement mauvaise réputation ; néanmoins, son Andante en si mineur, tonalité chargée de douleur dont l’emploi n’est jamais innocent chez Bach (c’est, entre autres, celle du célèbre air « Erbarme dich » de la Passion selon Saint Matthieu que certaines inflexions de ce mouvement ne sont d’ailleurs pas sans évoquer), dégage un intense sentiment de mélancolie, tandis que son trépidant Allegro final n’est pas avare en traits virtuoses. Toute différente est la Sonate en sol mineur BWV 1029 qui adopte, elle, la forme tripartite vif-lent-vif du concerto « moderne » et avoue, dès les premières mesures de son vigoureux et volubile Vivace liminaire, dans lequel passe le souvenir de l’univers des Concertos Brandebourgeois qui le rend immédiatement familier, tout ce qu’elle doit à l’Italie, une impression que ne feront que renforcer les deuxième et troisième mouvements, un Adagio et un Allegro qui explorent les ressources du cantabile, l’un sur un mode rêveur et quelque peu nostalgique, l’autre de façon joueuse, voire une rien capricieuse.
La gambiste Lucile Boulanger et le claveciniste Arnaud De Pasquale (photographie ci-dessus) sont de jeunes musiciens qui
prennent part aux productions d’ensembles comme Les Musiciens de Saint-Julien pour l’une ou Pygmalion pour l’autre ; ils signent ici un premier disque mieux que prometteur, déjà très
maîtrisé et pleinement abouti. La qualité qui signale le plus immédiatement leur prestation, au demeurant enregistrée avec beaucoup de présence et de précision, est l’investissement de tous
les instants dont ils font preuve, s’emparant de la musique sans faire plus de façons mais sans pour autant se montrer brutaux ou hâtifs ; ce mélange de simplicité et de délicatesse
permet à leur lecture de donner un vrai sentiment de naturel et de proximité chaleureuse que d’autres, à l’affiche pourtant prestigieuse, ne procurent pas à ce point. Un autre des points les
plus frappants de cette réalisation est sans doute la sensation d’équilibre qui s’en dégage : nous sommes, en effet, bel et bien à l’écoute d’un duo formé par deux partenaires complices
dialoguant sur un pied d’égalité qui s’écoutent, se répondent, se sourient ou se taquinent, mais jamais ne cherchent à prendre le dessus l’un sur l’autre. Lucile Boulanger développe un jeu
très délié et fluide, jouant parfaitement de la raucité comme de la douceur de sa viole, tandis qu’Arnaud De Pasquale montre un vrai sens de la conduite du discours et un toucher d’une grande
finesse, qui lui permettent d’ailleurs de délivrer une version de la Toccata BWV 911 de fort bon aloi. Leur interprétation chante magnifiquement (écoutez l’Adagio de
BWV 1029) et si elle déborde d’une sève vigoureuse, elle sait également prendre son temps pour permettre à la musique de s’épanouir pleinement et de développer des parfums souvent
capiteux, loin de la chair triste des visions émaciées ou précautionneuses.
Lucile Boulanger, basse de viole François Bodart (2006) d’après Joachim Tielke (Hambourg, 1699)
Arnaud De Pasquale, clavecin Philippe Humeau (1979) d’après Jean Henry Silbermann (seconde moitié du XVIIIe siècle)
1 CD [durée totale : 69’02”] Alpha 161. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate pour clavecin et viole de gambe en sol mineur BWV 1029 :
[I] Vivace
2. Sonate pour clavecin et viole de gambe en ré majeur BWV 1028 :
[III] Andante (en si mineur)
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Johann Sebastian Bach : Sonate à Cembalo è Viola Da Gamba | Johann Sebastian Bach par Lucile BoulangerLa photographie de Lucile Boulanger et Arnaud De Pasquale appartient à Outhere.