« Ionesco (Eugène), écrivain français d’origine roumaine (Slatina 1912).
Son théâtre dénonce l’absurdité de l’existence et des rapports sociaux à travers un univers parodique et symbolique. [Acad. Fr.] » (Le Petit Larousse).
Si je vous écris ce mardi 13 novembre 2012, c’est pour vous souhaiter un joyeux centenaire. Oui, je sais bien que ce n’est pas la bonne date, que c’était il y a trois ans et que vous
n’êtes même pas né un 13 novembre mais un 26 novembre, mais pourquoi pas ? pourquoi ne pas suivre le calendrier julien comme l’Académie qui vous a accueilli royalement le 25 février 1971
après vous avoir choisi le 22 janvier 1970 avec deux tiers des voix ? Pourquoi ne pas prendre en effet à la lettre votre coquetterie de vous rajeunir de trois ans ? Qu’importe, depuis
dix-huit ans, vous avez trépassé dans le monde imaginaire des écrivains intemporels.
Et je m’en veux. Je m’en veux car vous étiez mon contemporain et vous faisiez partie des quelques personnages
que j’aurais bien voulu rencontrer en vrai, je veux dire, avec qui j’aurais bien voulu discuter, que j’aurais bien voulu connaître personnellement.
Car j’ai été fasciné par vous. Surtout depuis que vous avez eu l’audace de produire ce sophistiqué
sophisme : « Tous les chats sont mortels, Socrate est mortels, donc Socrate est un chat. ».
Certes, c’était peut-être un peu banal quand on faisait étudier à l’école "Rhinocéros" (1959) et "La
Cantatrice chauve" (1950) par exemple, mais je n’avais pas vraiment bien ressenti ces pièces même si l’on ne peut que s’esclaffer de rire en écoutant avec une gravité géométrique :
« Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! ».
Je vous avais presque oublié, mis juste dans la liste des devoirs scolaires sans beaucoup d’enthousiasme,
classés sans suite. C’est le risque d’ailleurs, c’est très contreproductif d’étudier des auteurs à l’école. C’est sans doute une consécration d’écrivain, surtout lorsqu’il est, comme vous l’avez
été, professeur de français, c’est un accélérateur de vanité, mais cela peut aussi donner la jaunisse à bien des élèves encore immatures.
Non, je vous ai redécouvert seul, et adulte. Jeune adulte. Jeune adulte meurtri par l’angoisse et le deuil.
Je vous ai trouvé avec Camus et Gide. D’un côté "Le Mythe de Sisyphe", de l’autre "La Porte étroite". Et au milieu, "Le Roi se meurt" (1962). Une pièce essentielle dans mon panthéon magique où cuit ce
pot-au-feu avec des "carottes bien cuites". Un repère inégalable où la reine odieuse prévient magistralement : « Tu vas mourir dans une heure et
demie, tu vas mourir à la fin du spectacle. ». C’est peut-être cela, la vie, un petit spectacle entre amis à la fin duquel on y laisse l’âme. Surtout si l’on y a mis toute son âme.
Vous aviez rencontré à l’âge de 18 ans Cioran et Éliade qui sont devenus vos amis. Au lieu de broyer du noir,
vous vous êtes contenté de rester absurde. Un peu comme Camus, d’ailleurs, mais d’une autre manière. Vous étiez absurde joyeux alors que Camus était absurde triste. Sans doute ce dernier
aurait-il donné une vision plus accessible à l’espérance s’il avait pu achever son œuvre littéraire qui était en trois parties : l’absurde, la révolte et l’amour. Il lui a manqué le
troisième volet. Vous, vous êtes resté à l’absurde mais il n’y avait pas besoin de note d’espoir, vous le faisiez avec humour et délectation.
"Le Roi se meurt" fut pour moi une pièce maîtresse de mon cheminement, de ma construction, de ma maturité.
Comme quelques autres livres d’autres écrivains. Vous étiez alors vivant. Je vous aurais bien rencontré. Pour parler de vous, de votre pièce, et puis, disons-le, avouons-le, de moi aussi, parce
qu’on n’aime jamais mieux parlé que de soi.
Par la suite, j’ai aussi apprécié "La Leçon" (1951) où « la
philologie mène au crime » et qui s’interroge mathématiquement : « Les racines des mots sont-elles carrées ? », "Les
Chaises" (1952) et puis aussi, que j’ai adoré, "Le Solitaire" (1973) qui fut votre seul roman, une sorte d’ovni dans votre œuvre qui donnait un sentiment auquel je m’identifiait : la
solitude vécue en l’état d’absurdité. Une sorte d’à-quoi-bonisme suicidaire : « Rien n’est grave puisque tout passe. Ou plutôt, tout
s’éloigne. ».
Pour vous, « il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut
arriver aux autres » ("Notes et contre-notes", 1966). Vous avez réfuté l’absurde pour revendiquer l’insolite et André Breton vous a même félicité à la fin d’une représentation :
« Voilà le théâtre que nous aurions voulu faire ! ».
Dans son discours à votre réception d’académicien, le professeur Jean Delay vous a ainsi décrit :
« Vous avez disloqué le réel, vous l’avez désarticulé avec tant de précision dans l’inexactitude , tant de naturel dans le saugrenu, que le
spectateur sensé, [vous] découvrant pour la première fois, éprouve la même berlue que l’œil non prévenu devant un des peintres de "l’entre-mondes", cher à notre ami Jean Paulhan. Une provocation
initiale est nécessaire pour entrer dans la fête fantasque. Il s’agit d’abord de dépayser le spectateur, de troubler ou de violenter ses habitudes, d’engourdir ou de forcer ses résistances pour
l’amener à accomplir un trajet au fond de lui-même qui lui permette de communiquer, à son insu, avec l’inconscient de l’auteur et de rejoindre son inspiration. ».
Vous laissez d’ailleurs le choix à vos spectateurs entre "farce tragique" et "drame comique". Selon qu’ils
sont optimistes résignés ou pessimistes révoltés, qu’ils ont de l’humour noir ou qu’ils sont rabat-joie au flegme discret. Peut-être faut-il en comprendre la tournure dans "Journal en miettes"
(1967) où vous écriviez : « La raison, c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort, c’est de la folie. ».
Cet "insolitisme", cet insolent "insolitisme", comme je "néologise", a d’abord pour inspiration la vie, la
véritable soif de vie et cette stupide conscience de la mort, stupide, angoissante et finalement complètement absurde idée de la mort qui devrait paralyser les êtres qui, in fine, au contraire,
activent toutes leurs ressources pour se prémunir de cette tumorale idée. Vous le disiez d’ailleurs très bien : « Je préfère la vie à la mort,
exister à ne pas exister, car je ne suis pas sûr d’être une fois que je n’existerai plus. ».
Je n’aurai jamais de conversation avec vous ici, mais je compte bien aller vous trouver le jour où, moi-même
devenu la majesté hurlante, je mettrai mon monde sens dessus dessous pour l’ensevelir de mon propre passé.
« Seul l’éphémère dure. »
« L’isolement n’est pas la solitude absolue, qui est cosmique ; l’autre solitude, la petite
solitude n’est que sociale. »
« Le fait d’être habité par une nostalgie incompréhensible serait tout de même le signe qu’il y
a un ailleurs. »
NB : "Le Roi se meurt" se joue actuellement au Théâtre des Nouveautés à Paris (24 boulevard Poissonnière, 9e) avec Michel
Bouquet en comédien roi, jusqu’au lundi 31 décembre 2012, tous les jours du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 16h00.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (13 novembre
2012)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Albert Camus.
André Gide.
Simone Weil.
Amin Maalouf.
Louis-Ferdinand Céline.
José Saramago.
François Nourissier.
Jean Dutourd.
Bernard Pivot.
Hergé.