Me tromperais-je si j'affirmais que la démarche de Richard Millet, dans son œuvre en général, dans Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, en particulier, tend à la dénonciation du multiculturalisme et à la défense de la langue française et du style (le style étant perçu comme étant de droite¹ écrit-il fort justement, p. 22) ? Je ne le crois pas.
Quand Richard Millet écrit, je cite : « [...] la démocratisation de la littérature allant de pair avec cet événement considérable qui aura succédé à la Guerre Froide : le repeuplement quasi général de l'Europe par des populations dont la culture est la plus étrangère à la nôtre, et dont, si violent est le refus d'hériter, la littérature fait les frais », p. 69, il pose un constat qu'il importe de prendre en compte à défaut de l'approuver. L'héritage, la transmission, "la dimension gréco-latine, sinon chrétienne, de la langue", voilà le grand enjeu contemporain! Or "le démocratisme langagier" corrompt et appauvrit la langue française et rompt avec "la tradition des expressions populaires et littéraires lexicalisées qui en marquaient le génie", p. 26.
Pour Irène Némirovsky
Si je peux suivre jusque là Millet, je m'interroge sur sa condamnation d'écrivains qu'il juge médiocres, Françoise Sagan, Romain Gary, "pour ne pas parler d'Irène Némirovsky" ajoute-t-il... Cest là que je souhaite intervenir pour défendre cet auteur. Pour avoir lu : Suite française, David Golder, Le Bal, Le maître des âmes, Les Feux de l'automne, Le Vin de solitude, Les Mouches d'automne - je m'apprête à lire La Proie (1938) - je peux dire que Irène Némirovsky (1903-1942) est un grand écrivain qui a décrit avec talent les milieux de la bourgeoisie affairiste qu'elle saisit depuis les années trente, au moment historique de la crise financière de 1929 et de ses répliques, jusqu'à la guerre de 1939-1945. Elle, "Française par le génie mais non par décret, juive russe [d'Ukraine] par la naissance mais non par la culture"², maîtrisait parfaitement la langue française, qu'elle a servi de manière remarquable et au rayonnement de laquelle elle a contribué. Elle avait suivi des cours de lettres à la Sorbonne, pas toujours avec assiduité... Où mieux que dans son œuvre retrouver cette richesse du vocabulaire, ces "expressions populaires et littéraires lexicalisées" dont parle Richard Millet pour regretter leur disparition dans la littérature actuelle? Son style sec et sans aucun gras peut même rappeler un Stendhal, celui là même qui voulait écrire à la manière du Code civil!
Et puis Richard Millet qui met à l'index (avec raison!) la sous-culture américaine pourrait-il renier ce passage d'un roman de Némirovsky :
« Il y avait quelque chose dans tout cela qui l'effarait : il ne reconnaissait plus le peuple français. Il avait un langage nouveau qui n'était plus le bon argot des années 1900, mais où pullulaient des termes anglo-saxons ; il avait des mœurs nouvelles et, surtout, certains mots ne provoquaient plus en lui les mêmes réactions qu'autrefois³. »
Au-delà, partager ces autres constats : « [...] une civilisation, la nôtre, se caractérisant à présent par la perte du style », p. 34, « [...] la postlittérature, soit une extension de la dégradation géographique de la culture dans les produits dérivés du culturel », p. 36, ou : « La littérature est, d'une certaine façon, morte avec la culture générale », P. 71, ne me posent pas de problèmes particuliers.
Comme Pierre Assouline l'a parfaitement analysé dans son compte rendu de ce livre, Richard Millet exprime une angoisse qui confine parfois à la névrose, voire au délire, ou en atteint les marges (cf. Éloge littéraire d'Anders Breivik), et c'est dommage de voir ainsi l'auteur succomber à ses démons. Pour autant, il faut lire Langue fantôme car la problématique qu'il y expose ne peut pas être mise sous boisseau sous prétexte qu'elle serait en rupture avec la doxa qui prévaut dans certaines sphères (Le Monde des Livres, tel ou tel jury littéraire, l'éditeur « Actes Sud », etc.).
M. Fr.
Notes
¹ malgré l'acharnement d'un Patrick Besson à défendre un style qui serait de gauche...
² Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, La vie d'Irène Némirovsky, p. 305, Paris, Grasset Denoël, 2007, 24 €
³ Les Feux de l'automne, Le Livre de Poche, p. 76
Post-scriptum : les deux parties de cet article ont été publiées en un seul article sur AgoraVox, titre : Avec, et malgré, Richard Millet, défendons la langue française!