Le 11 novembre 1918 marque l’armistice de la première Guerre Mondiale mais malheureusement pas la fin du suicide européen par le nationalisme guerrier ou le socialisme.
Par Daniel Tourre.
Extrait de Pulp Libéralisme, la tradition libérale pour les débutants, Éditions Tulys.
Le 11 novembre 1918 marque l’armistice de la première Guerre Mondiale mais malheureusement pas la fin du suicide européen par le nationalisme guerrier ou le socialisme.
Car cette première Guerre Mondiale, par delà ses massacres de masse et ses destructions, marque la fin de l’âge d’or européen, un âge d’or largement libéral.
Stefan Zweig (1881-1942) raconte dans son autobiographie Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen l’Autriche et la Vienne de la Belle Époque. Il ne s’agit pas d’une société complètement libérale sur le plan institutionnel comme sur le plan des mœurs, mais par bien des aspects, elle l’était davantage que l’Europe et la France de 2012.
J’ai connu avant-guerre la forme et le degré les plus élevés de la liberté individuelle et, depuis, le pire état d’abaissement qu’elle eût subi depuis des siècles …/…
Son livre, tragique et émouvant, nous fait suivre la longue descente aux enfers de l’Europe, à travers sa vie de jeune étudiant juif viennois jusqu’à son exil au Brésil, fuyant le nazisme, peu avant son suicide.
Il n’est pas libéral mais son témoignage est intéressant à plus d’un titre par sa description d’une société largement libérale (et bourgeoise) de la Vienne de la Belle Époque.
Notre monnaie, la couronne autrichienne, circulait en brillantes pièces d’or et nous assurait ainsi son immutabilité. Chacun savait combien il possédait ou combien lui revenait, ce qui était permis ou défendu. Qui possédait une fortune pouvait calculer exactement ce qu’elle rapportait chaque année en intérêt.../. Chaque famille avait son budget bien établi, elle savait ce qu’elle aurait à dépenser pour le vivre et le couvert, pour les voyages estivaux et la représentation. /… Le dix-neuvième siècle, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu'il se trouvait sur la route droite qui mène infailliblement au « meilleur des mondes possibles ». On ne considérait qu'avec dédain les époques révolues, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, on jugeait que l'humanité, faute d'être suffisamment éclairée, n'y avait pas atteint la majorité. Il s'en fallait de quelques décades à peine pour que tout mal et toute violence soient définitivement vaincus, et cette foi en un progrès fatal et continu avait en ce temps là toute la force d'une religion. Déjà l'on croyait en ce « Progrès » plus qu'en la Bible, et cet évangile semblait irréfutablement démontré par les merveilles sans cesse renouvelées de la science et de la technique... On ne croyait pas plus à des retours de barbarie, tels que des guerres entre les peuples d'Europe, qu'on ne croyait aux spectres et aux sorciers ; nos pères étaient tout imbus de la confiance qu'ils avaient dans le pouvoir et l'efficacité infaillibles de la tolérance et de l'esprit de conciliation. Ils pensaient sincèrement que les frontières et les divergences entre nations et confessions se fondraient peu à peu dans une humanité commune et qu'ainsi la paix et la sécurité, les plus précieux des biens, seraient impartis à tous les hommes.
Stefan Zweig, Le monde d’hier, 1944.
Il décrit ainsi sur plusieurs pages, une société libre mais où prédomine un sentiment incroyable de sécurité. Une société dynamique sur le plan culturel, scientifique, technique et économique sans pour autant une haine rageuse contre le passé. Une société où l’on peut aller, venir et s’établir d’un bout à l’autre de l’Europe sans passeport. Une société avec une monnaie saine, une société où les plus démunis sortent massivement de la misère noire sous la poussée du capitalisme libéral. Pour ceux qui ont un peu voyagé, cet optimisme vibrant n’est pas sans rappeler l’atmosphère qui règne aujourd’hui dans certains pays émergents asiatiques.
Cette société avait bien sûr ses tares, son puritanisme, sa pauvreté et ses hypocrisies, mais elle donne une vision vertigineuse de ce que le XXe siècle et ses idéologies totalitaires ont fait à notre culture commune, l’Europe libérale. Prisonniers d’un État-nounou omniprésent, d’une haine de soi latente forgée par ces deux guerres et le colonialisme, d’une peur de l’avenir, de rancœurs, d’une course institutionnelle à la victimisation, nous réalisons tout ce que nous, Européens, avons perdu en liberté et en âme avec le nationalisme guerrier et le socialisme du XXe siècle.
Cette autobiographie permet de voir que la liberté ne s’oppose pas à un sentiment de sécurité économique, au contraire. L’État mammouth et sa bureaucratie coûteuse limitent la liberté sans même servir la sécurité. L’angoisse collective dans laquelle nous baignons actuellement en témoigne.
Les opéras de Vienne de 1900 montrent aussi que la liberté n’entraine pas mécaniquement la médiocrité mais peut être source d’une excellence à tous les niveaux.
Elle permet en passant de renvoyer dans les cordes les nouveaux nationalistes étatistes – de Zemmour à Le Pen – se lamentant sans fin sur l’ultra-libéralisme foudroyant la France ou l’Europe. L’Europe foudroyée, c’est la conséquence de leurs doctrines politiques et économiques, pas de la doctrine libérale. Ils peuvent garder leurs leçons, nous payons encore collectivement le prix de leurs idéologies protectionnistes, socialistes ou nationalistes, qu’ils tentent de nous resservir aujourd’hui parfois à l’identique.
La guerre est toujours un désastre. Elle est aussi comme le savent depuis longtemps les libéraux, un prétexte parfait pour augmenter de manière démentielle le périmètre de l’État. Nous ne nous sommes pas encore remis des deux guerres mondiales, ni de leurs conséquences institutionnelles.
Nous allons bientôt fêter le centenaire du suicide de l’Europe libérale. 1914-2014 semble être une bonne occasion de fermer la parenthèse de l’étatisme délirant de ce XXe siècle, dans nos têtes et dans nos institutions. Il ne s’agit pas d’une nostalgie pour une époque révolue, ni de nier les évolutions favorables qu’a apporté le XXe siècle, mais de sortir de ce monde crépusculaire que nous nous infligeons et que nous infligeons à nos enfants, il s’agit de retrouver le cap perdu de la liberté.
../.. Malgré ce que moi-même et mes innombrables compagnons d'infortune avons souffert d'humiliations et d'épreuves, il ne m'est pas possible de renier sans recours la foi de ma jeunesse et de désespérer d'un relèvement et d'une nouvelle renaissance. De l'abîme de terreur où nous marchons comme des aveugles, l'âme bouleversée et le cœur brisé, je jette encore un regard vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse et me console avec la confiance héréditaire que cette décadence ne paraîtra qu'une interruption momentanée dans le rythme éternel de l'irrésistible progrès...
Stefan Zweig, Le monde d’hier, 1944.
- Stefan Zweig, Le monde d’hier, Souvenirs d'un Européen, 1944, 506 pages, Le Livre de Poche, 1996.