La Traînée

Par Eric Mccomber
Vous l'avez certainement déjà remarqué, c'est un phénomène naturel au même titre que les mouvements des nuages, la formation des plaques tectoniques et la disparition de Roch Voisine. Plus on traite quelqu'un avec des égards, plus cette personne risque de vous mépriser. J'ai mis des siècles à piger ce truc et encore, ce n'est pour l'instant que cognitif, comme savoir que le gardien de but laisse un trou au-dessus de son coude gauche ne fait pas qu'on saura viser là, pile-poil, dans le feu de l'action, à bout de souffle, avec le cadre qui bouge en tous sens dans les mouvements saccadés de la petite guerre…
Il va de même pour les mammifères, bien entendu. Mes lecteurs, même les plus distraits, savent mon amour pour ma petite Modestine, que j'ai choisie, que j'ai élevée, que j'ai bichonnée, entraînée, protégée, entourée d'affection et d'opportunités de carrière, bref, traitée comme une star. Elle le sait. C'est la princesse. Elle me le rend parfois, comme ces soirs où elle fait le tour du village avec moi lors de ma promenade de vieux convalescent, ou comme ces nuits où elle vient comme autrefois se vautrer en cuiller contre ma poitrine et ronronne si fort qu'on dirait qu'elle va fêler sa crécelle… Mais de nos jours, le plus souvent, elle trouve des façons de me faire de la peine.
Depuis des mois elle rentre de dehors badigeonnée de parfums. Je mets un S sciemment, oh, les gardiens de la coquille. La plupart du temps, c'est un mélange de deux parfums de femmes discrets et relativement élégants, ce qui signifie ni plus ni moins qu'elle est allée traîner chez mes deux voisines, elles mêmes les ouvre-boîtes de Criquette et Denzel. Ce dernier, pour ceux qui ont manqué les premières saisons, est le papa de la moité des chatounnets de Modestine, la moitié, disons, soul. Passe encore, donc. Madame se frotte sur les voisines, pique un peu des croquettes de riches de son ex, et revient chez bibi. Mais elle monte également parfois dans mon lit le poil littéralement aspergé d'un atroce parfum musqué d'homme qui cherche à escalader les échelons. Je soupçonne que ça soit le Conseiller Général, voisin férocement sympathique au demeurant, qui a tout tenté au printemps dernier (à mon insistance lancinante) pour obtenir une condamnation ou un reproche en haut lieu contre le régime Charest et ses dérives (après que je lui eut montré quelques bastonnades flics-fillettes et quelques courses d'auto-patrouille nouveau genre utilisant les enfants comme asphalte), bref, tout de même, ça n'excuse pas tout et, foutrentraille de borgnepute, je ne suis pas non plus né de la dernière cuite.
Passe encore. Ok. Madame la princesse a ses petits bureaux, comme disent les Ivoiriens, et passe du bon temps chez Pierre, chez monsieur Gaillard, chez les voisines, couche-toi là, tourne-toi, ok, ok, ok. La petite est charmante, elle est dans la force de l'âge, elle revient toujours… Je vais pas en faire un fromage. Mais la nature de l'homme étant ce qu'elle est, j'en suis venu de manière naturelle à la nourrir à tout bout de champ, à lui prodiguer des traitements de faveur, à lui pardonner certaines violations de notre pacte (les griffes sur le fauteuil neuf, etc.). Résultat des courses ? Il lui en faut de plus en plus. Désormais, dix fois par jour, il faut à madame la princesse de nouvelles croquettes toutes fraîches. Pas celles de ce matin, non, pouvez les jeter, laquais. Il me les faut neuves de la minute même. Croc, croc. C'est bien. Au revoir. Et si j'ai le malheur de faire la sieste ou de bosser à l'ordi, j'ai droit aux piétinements, aux savates, aux éraflures. Ce n'est rien, désormais, quand elle rentre par la fenêtre, madame la Princesse ne parvient plus à bouger. Il faut que je prenne madame et que je la dépose sur le parquet. Elle profite généralement de cette occasion pour me planter un sabre dans la peau quelque part. Et moi je me tais. J'endure. Je fais le vieux sans espoir qui prend sur lui. Moi ! Alors que sur mon chemin de queue (magnifique synonyme de chemin piqué à D'Aurevilly) les félins roulent des mécaniques et sortent de dessous les voitures pour que je daigne les gratifier d'un petit gruu, moi que les plus jolis lionceaux de la terre suivent sur des kilomètres, abandonnant maison, foyer et boîtes de mou aux abats de poisson, juste parce que j'ai l'aura… Pff.
J'endure. Je suis victime d'une narcissique compulsive. Je suis un de ces ouvre-boîtes qui aiment trop. Chaque fois qu'elle revient, je me laisse charmer. Jusqu'à l'autre jour. J'étais mal. Parenthèse comme ça, pas envie de m'appesantir, mais bon, j'ai enchaîné les maux depuis février. Les maux majeurs, les trucs à morphine, pour tout dire. Donc, bref, enfin… J'étais donc étendu sous les couvertures à regarder un des trois mille films de kung fu que je me suis tapé récemment dans le cadre d'une recherche littéraire qui portera peut-être fruit dans un cinéma près de chez vous autour de l'aube du quarantième siècle, et sa majesté me saute dessus en pointant les pattes pour s'assurer de maximiser mes hurlements de douleur (sans déconner, comment peut-elle chaque fois marteler directement et uniquement la section de mon corps couverte de lèpre purulente, de peste bubonique, de croutes gorgées de pus ou de plaies gangrenées ?! — voilà à dire vrai un talent hors du commun !). La motivation de cette torture ? Les croquettes ont deux heures ! C'est une honte. Sa Grandeur ne pourra jamais se remettre de l'humiliation que je lui fais subir ! Des croquettes du repas précédent ! Des restes !… Du vomi, quoi !… Bref. Comme je suis vraiment mal, je tente de la rasséréner un peu en la caressant, en la raisonnant avec des mots gentils, etc. Mais la sultane saute par terre d'un air méprisant et, ne faisant ni une ni deux, s'installe sous mes yeux sur ma chemise préférée qui repose en tas sur le fauteuil voisin et… je vous le donne en mille… elle u-ri-ne ! Pas la gouttelette habituelle que chacun a vu dans sa vie, la gouttelette puante que les vieux matous larguent pour marquer leur territoire ou exprimer leur vécu. Non, elle y va, elle se lâche, il y en a tellement que ça sous-entend préméditation. Sa litière est toute neuve d'hier soir et à quatre mètres de là. Non, sa Grandeur a gardé tout ça en dedans juste au cas où j'allais refuser les égards dus à son rang. Et hop ! Devant moi ! Elle n'avait pas commis un tel acte depuis la semaine de son arrivée, il y a deux ans, alors qu'elle était âgée d'à peine neuf semaines. Malade ou pas, je me suis levé. Je l'ai prise par le collet, fermement, sans violence, et je l'ai mise dehors.
Je l'ai laissée là trois jours. Je ne pouvais plus la voir. Trop c'est trop.
Elle est rentrée de sa punition et sa crinoline avait désenflé. Pendant quelques jours, ça a été l'embellie. Un vrai bonheur. Nous retombions en amour, comme quand nous partions par les chemins de l'été à l'aventure, à bicyclette. C'était magique. Je retrouvais espoir dans la vie, malgré mes cloques, ma démarche de vieillard, mes pustules…
Mais voilà, depuis trois jours, ça revient. Elle ne dort plus avec moi. Je la trouve dans un lit inoccupé trois étages plus bas, seule. Elle ne vient me voir que pour sa gamelle. Quand elle franchit un interdit, elle feint d'ignorer mon « tchtt » et me force à taper fort dans les mains avant de faire marche arrière. Elle est arrivée ce matin huilée d'un nouveau fumet, un espèce d'après-rasage de film porno. Sans doute fréquente-t-elle l'un des ados du coin en survêtements, ceux-là mêmes qui portent des casquettes de baseball pour être cool comme les Ricains, mais négligent d'en courber la palette et ressemblent donc à des mononks touristes de seize ans tentant de marcher en « yo ».
Elle entre, elle se dirige droit à sa gamelle. Elle prend trois bouchées. Puf. Elle se détourne (au moins elle ne fait pas comme l'ancien chat de Doodle, qui faisait mine d'enterrer cette merde en passant la patte sur le plancher avec insistance !). Elle fait trois pas vers le fauteuil neuf. Sort les griffes. Crac-crac-crac. Je fais tchtt. Elle continue. Je claque dans mes mains. Elle s'enfuit. Je ne la revois pas de la journée. Je vis dans la peur de sa prochaine agression. À quand un pipi sur le divan de cuir ? Sur le tapis du studio ? Dans la caisse Stratocaster de luxe  d'un client ?
Je n'ai que moi à blâmer. Je ne trouve aucun plaisir à dominer, ne fusse qu'un chat.
© Éric McComber