Poésie du samedi, 53 quater (nouvelle série)
Je vais enfin mettre fin à l’incendie qui sévit sur ce blog avec cette quatrième chronique sur le feu – enfin presque… Grâce à Jean Amrouche, on va pouvoir considérer que la combustion s’achève puisqu’il a su mettre Sous le feu la cendre, titre d’un recueil de poèmes écrits en marge de son Journal… La cendre manifeste que le processus a été complet, mais pas nécessairement qu’il s’interrompt, tant qu’il y a de quoi alimenter ce phénomène mouvant et mystérieux qu’est le feu… Tant qu’il y a de la vie, il y a de la poésie… En fait, les poèmes sont sans doute ce qui reste, ce qui n’a pas été emporté par le flux de la vie, flux qui emporte tout ce qu’on considère dans l’instant comme essentiel… Alors la cendre, pourtant si volatile, s’incruste dans les interstices de l’élan vital… J’en saupoudre actuellement mes phrases pour les ponctuer, histoire de marquer que c’est pas ce que je bafouille qui est l’essentiel… Ah !... magie des trois points qui sont de suspension…
Mais ce poème n’est pas incendiaire, il n’y est même pas question du feu…Il est même aux antipodes de l’image éculée du feu qui couve sous la cendre… Le feu est envisagé ici dans l’entièreté du phénomène – flammes et cendres qui en résultent… Il s’agit bien plutôt de la vie, des éléments qui la sous-tendent : terre, air et eau, des principes mystérieux qui en dirigent l’harmonie, de l’horizontal et de la verticale… et du verbe qui s’y cristallise et s’impose à nous… « Je veux parler et c’est un inconnu qui prononce mes paroles »… Il s’agit du troisième mouvement du...
Cantique d’Eve…
Je connais l’harmonie du monde
Je sais le secret des couleurs
Comment les formes s’épousent, se combattent pour mieux s’aimer
Je sais leur germe et leur millénaire maturation
Je sais leur mort
Je sais leurs musiques
Toutes les musiques de l’univers
Le grand rut de la mer
Toutes les voix du vent.
Les sources, leurs glaciers secrets et leurs sommeils
Leur réveil terrible les jours de débâcle
Je sais
Les voix des étoiles, je les ai si longtemps écoutées
Qu’elles ont fini par me parler
Je sais la petite voix des herbes sèches à midi
Leur lourde mélodie…
Et les sanglots des plaines craquelées…
J’entends le cri des pierres dans les solitudes sans animaux…
Mais te voici et les voix du monde
S’engouffrent dans ton silence.
J’attends ta résurrection, Monde de l’Unité,
Un bloc de métal pur où les voix sont fondues
Toutes les voix celle de l’homme cruel qui remonte parfois
Dans la crispation de tes doigts sur le bras d’un enfant
Celles du monstre aigu, de l’homme loup aux Dents coupantes,
Qui aime boire le sang sur les seins profilés à contre-jour
Mais je parle avec une voix qui n’est pas la mienne
Je veux parler et c’est un inconnu qui prononce mes paroles
Sur le cristal où je regarde par transparence
Les syllabes éclairées dans les fonds sous-marins,
Monter jusqu’à ma voix, ma gorge,
Des atomes rayonnants suspendus dans la nuit
Traversent un cristal où je regarde par transparence
Leur trajet vertical crevé de bulles mortes…
Si j’écrivais sur vos portées, ô mes voix étrangères
Mille canaux croisés comme les lignes rouges
Sur les cartes que suivent les navires
Entre les phrases à l’œil vert et les balises rouges
Mes aveux…
Mais mon secret de nuit
Mon étoile future
Sur un flot de paroles
Un mascaret d’écume…
Jean El Mouhoub Amrouche (né le 7 février 1906 à Ighil Ali en Kabylie, mort le 16 avril 1962 à Paris), Sous le feu la cendre, éditions Non Lieu, 2012. Edition établie et présentée par Tassadit Yacine Titouh. Né dans une famille berbère convertie au christianisme et qui dut s’exiler à Tunis, Jean Amrouche a intégré l’école normale supérieure de Saint-Cloud et est devenu journaliste et écrivain, auteur notamment de deux recueils, Cendres et Étoile secrète. Pendant la guerre, il s’engage aux côtés des gaullistes à Alger. Il est notamment connu pour ses nombreux entretiens avec des auteurs et artistes tels que Gide, Mauriac, Claudel, Bachelard, Ungaretti… sur les ondes de Radio-Alger et surtout Radio-Paris. Viré de l’ORTF sur ordre de Michel Debré pour son soutien actif au FLN, il continue d’émettre depuis la Radio Suisse Romande. Charles de Gaulle salue sa disparition ainsi : « Jean Amrouche fut une valeur et un talent. Par-dessus tout, il fut une âme. Il a été mon compagnon. »