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Sous le feu la cendre…

Publié le 10 novembre 2012 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 53 quater (nouvelle série)

Je vais enfin mettre fin à l’incendie qui sévit sur ce blog avec cette quatrième chronique sur le feu – enfin presque… Grâce à Jean Amrouche, on va pouvoir considérer que la combustion s’achève puisqu’il a su mettre  Sous le feu la cendre, titre d’un recueil de poèmes écrits en marge de son JournalLa cendre manifeste que le processus a été complet, mais pas nécessairement qu’il s’interrompt, tant qu’il y a de quoi alimenter ce phénomène mouvant et mystérieux qu’est le feu… Tant qu’il y a de la vie, il y a de la poésie… En fait, les poèmes sont sans doute ce qui reste, ce qui n’a pas été emporté par le flux de la vie, flux qui emporte tout ce qu’on considère dans l’instant comme essentiel… Alors la cendre, pourtant si volatile, s’incruste dans les interstices de l’élan vital… J’en saupoudre actuellement mes phrases pour les ponctuer, histoire de marquer que c’est pas ce que je bafouille qui est l’essentiel… Ah !... magie des trois points qui sont de suspension…

Mais ce poème n’est pas incendiaire, il n’y est même pas question du feu…Il est même aux antipodes de l’image éculée du feu qui couve sous la cendre… Le feu est envisagé ici dans l’entièreté du phénomène – flammes et cendres qui en résultent… Il s’agit bien plutôt de la vie, des éléments qui la sous-tendent : terre, air et eau, des principes mystérieux qui en dirigent l’harmonie, de l’horizontal et de la verticale… et du verbe qui s’y cristallise et s’impose à nous… « Je veux parler et c’est un inconnu qui prononce mes paroles »… Il s’agit du troisième mouvement du...

Cantique d’Eve

Je connais l’harmonie du monde

Je sais le secret des couleurs

Comment les formes s’épousent, se combattent pour mieux s’aimer

Je sais leur germe et leur millénaire maturation

Je sais leur mort

Je sais leurs musiques

Toutes les musiques de l’univers

Le grand rut de la mer

Toutes les voix du vent.

Les sources, leurs glaciers secrets et leurs sommeils

Leur réveil terrible les jours de débâcle

Je sais

Les voix des étoiles, je les ai si longtemps écoutées

Qu’elles ont fini par me parler

Je sais la petite voix des herbes sèches à midi

Leur lourde mélodie…

Et les sanglots des plaines craquelées…

J’entends le cri des pierres dans les solitudes sans animaux…

Mais te voici et les voix du monde

S’engouffrent dans ton silence.

J’attends ta résurrection, Monde de l’Unité,

Un bloc de métal pur où les voix sont fondues

Toutes les voix celle de l’homme cruel qui remonte parfois

Dans la crispation de tes doigts sur le bras d’un enfant

Celles du monstre aigu, de l’homme loup aux Dents coupantes,

Qui aime boire le sang sur les seins profilés à contre-jour

Mais je parle avec une voix qui n’est pas la mienne

Je veux parler et c’est un inconnu qui prononce mes paroles

Sur le cristal où je regarde par transparence

Les syllabes éclairées dans les fonds sous-marins,

Monter jusqu’à ma voix, ma gorge,

Des atomes rayonnants suspendus dans la nuit

Traversent un cristal où je regarde par transparence

Leur trajet vertical crevé de bulles mortes…

Si j’écrivais sur vos portées, ô mes voix étrangères

Mille canaux croisés comme les lignes rouges

Sur les cartes que suivent les navires

Entre les phrases à l’œil vert et les balises rouges

Mes aveux…

Mais mon secret de nuit

Mon étoile future

Sur un flot de paroles

Un mascaret d’écume…

Jean El Mouhoub Amrouche (né le 7 février 1906 à Ighil Ali en Kabylie, mort le 16 avril 1962 à Paris), Sous le feu la cendre, éditions Non Lieu, 2012. Edition établie et présentée par Tassadit Yacine Titouh. Né dans une famille berbère convertie au christianisme et qui dut s’exiler à Tunis, Jean Amrouche a intégré l’école normale supérieure de Saint-Cloud et est devenu journaliste et écrivain, auteur notamment de deux recueils, Cendres et Étoile secrète. Pendant la guerre, il s’engage aux côtés des gaullistes à Alger. Il est notamment connu pour ses nombreux entretiens avec des auteurs et artistes tels que Gide, Mauriac, Claudel, Bachelard, Ungaretti… sur les ondes de Radio-Alger et surtout Radio-Paris. Viré de l’ORTF sur ordre de Michel Debré pour son soutien actif au FLN, il continue d’émettre depuis la Radio Suisse Romande. Charles de Gaulle salue sa disparition ainsi : « Jean Amrouche fut une valeur et un talent. Par-dessus tout, il fut une âme. Il a été mon compagnon. »


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