Trois tableaux où Hopper s’amuse à tirer sur l’élastique…
Hotel Lobby
1943, Indianapolis Museum of Art
Le fauteuil vide
Dans le hall de l’hôtel, un homme aux cheveux blancs est debout à côté de sa femme assise. Tous deux sont habillés pour sortir. Sans doute vient-il de se lever de son fauteuil pour guetter, dans la rue, l’arrivée d’un taxi ou d’un nouvel arrivant. Sa femme lui dit de ne pas s’impatienter.
La lumière crue
Une lumière blanche, assez violente, tombe d’un plafonnier encastré entre les poutres.
Le tableau au mur
Elle met en valeur le tableau suspendu au dessus des deux fauteuils : s’agit-il d’un couple d’amateurs d’art, ou pourquoi pas d’un peintre et de sa femme ? Des gens distingués en tout cas, l’un avec son pardessus poil de chameau, l’autre avec sa fourrure et son chapeau à plumes.
L’arrière-plan
A l’entrée de la salle à manger, les rideaux verts symbolisent la vie commune : deux moitiés d’un même tissu qui partagent la même tringle. Juste à côté les deux colonnes ioniques au charme suranné redisent, d’un autre manière, la solidité du vieux couple.
Les jambes d’une autre
Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent en bas à droite, exactement sous les colonnes. Nouvelle apparition de la métaphore des jambes-colonnes qui semble-t-il hantait Hopper en cette année 1943 (voir l’analyse de Summertime, dans Le voile qui vole)
Le fauteuil vide
Une jeune femme blonde, dans une robe courte bleu électrique, semble plongée dans la lecture d’un magazine. De l’autre côté du hall, un homme aux cheveux blancs, portant beau, fait semblant de ne pas la regarder. A côté de la jeune femme, un fauteuil vide attend : on comprend qu’il suffirait d’un rien pour que l’homme se décide et, en trois enjambées, franchisse la ligne verte de la moquette pour s’asseoir près de la blonde.
La lumière tamisée
Une lumière jaune, un peu louche, monte de l’abat-jour vers le visage penché du réceptionniste, dont on ne voit que l’oeil gauche.
Le tableau au mur
Elle laisse deviner le tableau de clés, riche de toutes ces aventures, réelles ou supposées, qu’autorise la promiscuité des hôtels.
L’arrière plan
La porte grillagée de l’ascenseur invite à la montée vers la chambre et vers la concrétisation des fantasmes. Les deux colonnes jumelles, plantées entre l’homme et la femme, confirment que, malgré la différence d’âge, un rapprochement est envisageable.
Les jambes d’une autre
Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent à gauche, barrant la route de l’homme. Celui-ci serait-il déjà accompagné ?
Le peintre et son oeil
Les deux tableaux bien sûr n’en font qu’un. Le réceptionniste debout, au dessus de la fille assise, est censé équilibrer l’homme âgé au dessus de sa femme assise : les vieux à gauche, les jeunes à droite.
Mais cet alibi ne tient pas : réduit à un oeil, masqué par la lampe, l’employé ne fait pas le poids par rapport au client distingué.
De plus, cet oeil unique ne lui appartient pas en propre : exactement positionné sur le point de fuite, il n’est autre que l’oeil du peintre lui-même.
Hopper c’est donc représenté deux fois dans le tableau : en tant que personnage soumis à des tensions contraires, et en tant que regard organisateur, qui garde tout sous contrôle.
Tiraillé par sa propre composition mais bien campé sur ses deux jambes, le Peintre en majesté tient en équilibre l’Epouse Rouge, qui partage sa salle à manger et la Muse Bleue, qui le fait grimper dans les étages.
Sea watchers
1952, Collection privée
Sur une terrasse, assis sur un banc, un couple contemple la mer.
L’impression d’immobilité, d’équilibre statique est superficielle : des forces travaillent le tableau en profondeur et le chargent de mouvements potentiels.
Les forces latérales
De la mer viennent la lumière presque horizontale du soleil et le vent qui soulève les serviettes : deux forces élémentaires qui tendent à plaquer le couple contre la façade de la petite maison.
La femme s’y soumet tandis que l’homme, le torse rejeté en avant, semble vouloir les contrarier.
Le mouvement vers le fond
Perpendiculairement à ces forces, le regard du spectateur correspond à celui d’un passant qui marcherait en contrebas sur la plage, en avançant vers la terrasse.
Les couples de poteaux
Une même fuyante joint les deux poteaux du premier plan, indissolublement unis par une chaîne, et les deux poteaux de l’arrière-plan qui, bien séparés, se profilent sur la mer.
Au dessus des poteaux enchaînés, les quatre serviettes attachées au même fil rappellent les deux rideaux de Hotel Lobby : métaphore de la vie commune.
De l’avant à l’arrière, dans le sens de la marche, l’histoire que les poteaux nous racontent serait-elle celle du dénouement d’un couple ?
Vu à plat
Regardons maintenant à plat, en faisant abstraction de la perspective : ce second regard fait surgir un second tableau, dont la composition implacable élimine toute ambiguïté.
L’homme et la femme qui, vus en perspective, partageaient le même banc sur le même terrasse , se retrouvent séparés par la porte de la maisonnette, chacun devant sa fenêtre, enfermés dans des méditations parallèles.
La zone à gauche de la maison illustre la méditation de la femme : une chaîne, une corde, le mythe du couple indissoluble. La zone à droite illustre celle de l’homme : deux poteaux qui se côtoient sans se coller : le mythe du couple libéré.
La femme se laisse aller en arrière, dans le camp des serviettes qui sèchent sous l’action du soleil et du vent. L’homme penché en avant, mais assujetti par sa chaîne invisible, se rêve dans le camp de la mer qui dissout.
L’humour et la désillusion de Hopper ridiculisent la phrase de Saint Exupéry : « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre », mais ce n’est pas non plus « regarder ensemble dans la même direction. »
Second story sunlight
1960, Whitney Museum in New York
Sur une terrasse, une femme aux cheveux blancs est assise sur un fauteuil, une jeune femme blonde est perchée sur la rambarde. Ce couple énigmatique qui contemple la mer permet des lectures multiples.
Une Lolita
Le Lolita de Nabokov a paru en 1958. Hopper a-t-il voulu s’incrire dans cette mode ? La femme âgée surveillerait la jeune fille provocante, pour l’empêcher de sauter vers les bois aux multiples virilités .
C’est en tout cas ce que suggère Jo, qui note dans son carnet que la jeune fille est une « agnelle dans des atours de louve ».
La femme et son double
Jo a comme d’habitude servi de modèle pour les deux femmes, qui partagent la même terrasse et ont des vêtements inversés : robe noire qui couvre le corps et bikini noir qui le déshabille.
Hopper aurait-il enfermé, sur cette terrasse sans porte, deux instances opposées de la même femme ?
Aparté sur l’échantillon fallacieux
Un échantillon est un détail du tableau dont la forme est analogue à l’ensemble : le journal que tient la femme a la même forme en W inversé que les deux toits.Ici, il s’agit d’un échantillon fallacieux, puisque je n’ai rien pu en conclure.
Aparté sur la sous-détermination
Procédé qui consiste à introduire des éléments de sens en nombre insuffisant pour conclure.S’apparente à une équation à deux variables.
A un film à la fin ouverte.
A la vie.
Une composition bien connue
Selon sa méthode de recyclage, Hopper sans trop se casser la tête a décalqué la composition de Sea Watcher, en remplaçant le couple femme/homme par le couple vieille femme/jeune femme.
Reprenons notre regard à plat : les deux femmes apparaissent maintenant séparées, chacune devant sa maison. Même la terrasse commune se révèle une illusion perspective : ce que le tableau montre réellement, ce sont deux rambardes disjointes.
La lecture symétrique
Simple et robuste, la composition autorise deux lectures. La première, par symétrie autour de la ligne de séparation :
- la jeune femme rêve de sauter dans les bois,
- la vielle femme de rentrer lire dans son salon.
La lecture de droite à gauche
Une interprétation plus stimulante est possible, en lisant de droite à gauche les cinq tranches du tableau.
Partons de la remarque simple que les deux femmes sur la terrasse s’exposent au regard : un sous-titre intéressant du tableau pourrait être : Women watcher.
Partons donc de l’idée que les tranches centrales représentent les âges où la femme est soumise au regard de l’homme, et les tranches latérales celles où ce regard ne compte pas :
- la tranche 1, les bois, correspond à l’enfance cachée ;
- les tranches 2 et 3 , la terrasse, aux âges où la femme se trouve en représentation - la jeunesse et la maturité ;
- la tranche 4, où la femme rentre chez elle, à la vieillesse.
- la tranche 5 , la maison invisible au delà du tableau, à la mort.
Ainsi Hopper retrouverait-il, avec son habituel sens de la dissimulation, le thème rebattu des Ages de la Femme.