L’oubli se constate dans les yeux des morts, dans le regard des mourants ;
il traverse fugitivement le visage, tous les visages, à l’ombre desquels il
figure l’origine et tresse le destin. S’il se dérobe il s’inscrit néanmoins dans
le visible, configure le paysage, se dissimule dans les corps des vivants et
des morts. Il articule le présent au passé antérieur : l’en deçà se
projette dans un au-delà sidérant que l’écriture, peut-être, esquissera.
L’oubli parle, l’oubli se parle, il s’affirme et s’actualise : à travers
lui passent le jour et la flamme, l’énergie et l’action. Son murmure exprime le
désir du temps de saisir le vif et l’instant, qualités de l’irrémédiable, ce
noyau dur que rien ne peut rompre ou casser. Ontologie de l’oubli qui se dresse
comme l’Être ou la Référence : principe démesuré que le langage saisit,
que la langue adopte, que l’écriture modèle et mesure. La littérature devient
alors le nom donné à cette recherche incessante de l’oubli, à cette
redécouverte contemplative de l’oublié : une présence anonyme qui
s’attarde et résiste. « Un livre ressemble au Livre quand il semble
émerger de l’oubli. Alors, il est vieux d’un rêve qui cherche sa fin dans l’éveil de nos yeux.
/ Un livre surgit de l’oubli du livre : il prend le lecteur à revers,
comme s’il était écrit dans son propre corps, et que l’autre — tous
les autres — n’en était que le reflet ». La mémoire, trouée,
abîmée, déchirée, recèle des trésors intimes et communs, élit des instants
entre les souvenirs et les oublis, des détours irrémédiables, un « don
latent », comme l’écrit Blanchot dans L’Attente
L’oubli. S’enfoncer dans l’oubli comme on s’enfonce dans la nuit, dans une
couleur ou matière infinies : ce voyage mène jusqu’à une présence
paradoxale qui conduit à un présent nourri de l’éternel retour. L’oubli surgit,
et il est le seul événement qui soit, déplaçant les silences et les failles :
l’acte, l’histoire, la tentative et la tentation, l’impression et la remémoration.
La réminiscence plutôt que le souvenir. Le mouvement incessant du sens plutôt
que le fondement : ce qui détient la possibilité d’un secret tourné vers
l’à venir.
L’oubli offre son nom à un art poétique qui extrait des palais de la mémoire — Les Confessions de Saint Augustin sont
citées — la substance d’une expérience que seuls les signes
parviennent à préserver. Il n’est de livre, de roman, de poème, que né de
l’oubli. Le mot est lui-même chair de l’oubli. Il n’est d’amour, et d’être, que
fécondé par l’oubli surabondant. Il n’est de corps, vivant et cadavérique, que
précipité par l’oubli. Dépôt impersonnel, fondement anonyme, ressource
élémentaire, hallucination positive, jeu du multiple, l’oubli comme écart travaille
tout désir et toute parole, et constitue la matière même d’une vie qui traverse
chaque un, chaque une, pour les siècles des siècles. Dans
une existence, comme dans l’écriture, dans l’attente comme dans l’événement,
l’oubli ne finit pas d’ouvrir sur un labyrinthe que Bernard Noël explore livre
après livre, selon une nécessité obstinée qui toujours s’articule à la plus
émouvante des patiences. Le temps ne cesse pas de passer, certes, et d’oublier
dans la lenteur, de différer la fin. L’oubli, lui, persiste et signe, approche, s’adresse, autorise, jusqu’à
faire craindre d’oublier la mort. Mourir d’oublier ? Mourir par
oubli ? Blanchot, encore : « L’impossible oubli. Chaque fois que
tu oublies, c’est la mort que tu te rappelles en oubliant. »(3)
Dans les dernières pages de ce recueil, Bernard Noël articule l’oubli à
l’esthétique et à la politique. Il le lie à la question du visible et de
l’invisible, de la lumière et de l’obscurité, et réfléchit notamment à
l’écriture comme invention relativement récente libérant en partie la mémoire
de l’espèce humaine, la mémoire de l’enfance, et donc la liberté d’oublier.
Reprenant ensuite des propositions développées dans des textes d’inspiration plus
politique comme Le Sens la sensure ou
Questions de mots, il souligne
également combien nos sociétés médiatiques menacent l’oubli :
« Depuis l’invention des médias et leur emploi généralisé, il ne s’agit
plus d’orienter l’espace mental mais de l’occuper, en vérité de le vider de
tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y projette. Rien ne fut
jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce décervelage qui remplace
pensée et imagination par le flux des images. L’oubli n’y peut plus rien, et il
est temps de se demander s’il n’est pas lui-même devenu l’instrument de cette
privation de sens. Dénaturé, ou plutôt réduit au phénomène que son nom désigne,
il peut fort bien servir à en dissimuler les effets et en effacer les
traces ». Ce livre-ci contribue à soutenir la vérité de l’oubli, et sa
mise en lumières nécessaire afin
d’élaborer une pensée qui se donne le temps d’affronter le vide et la
nudité, l’impersonnel dans le personnel, le savoir insu que l’histoire de
l’humanité a déposé en chacun. « On ne crée pas avec la mémoire, mais avec
l’oubli », rappelle Bernard Noël, espace d’effroi et de surprise dont le
mouvement de retrait annonce une envergure infinie.
[Anne Malaprade]
1. Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 107.
2. Maurice Blanchot, L’Attente L’Oubli,
Gallimard, 1962, p. 75-76.
3. Ibid., p. 89.
Bernard Noël, Le Livre de l’oubli,
P.O.L, 2012, 74 p., 10 euros.