ils pensent à nous
ils ont des visages
même ceux qu’on n’a pas connus
tâchent de se tourner vers nous mais
avec la poussière dans l’air à cause du temps
je ne vois pas bien
ce sont les détails
ils bougent
*
toutes ces mémoires vont moisir
cela fera de grands trous dans chaque corps
ils ont tant de mal à s’y tenir
certains prennent une vie pour passer
ils ne sont pas toujours bien disposés
des lichens leur adoucissent les angles
*
ils n’ont pas de proximité au monde
ils sont passés dedans
leur disparition ne provoque pas leur absence
ils se terrent dans ton regard
qui sait lequel est mort à l’autre
(extrait de Pensées des morts)
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Filer le présent
les murs deviennent vieux
et la hauteur des villes
passe à travers
ceux qui passent
comme sans centre
et sans murs ils passent à travers
cette brutalité du monde
qui s’enferme mal
mémoire en friche
qui les pousse à disparaître
dans le havre du temps
sans tour et sans coin
ta ville tu la tiens dans ta main
et sa mémoire c’est la tienne
qui s’en va
filer le présent
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un peu plus au bord
(extrait)
pour tenir dans la durée je m’expulse par fragments
je me vide
demeurer plein m’est impossible
sans ce vertige insupportable du vide
nous nous défaisons de nous-mêmes
comme si cela nous permettait de devenir plus libres
nous sortons de nulle part
lorsque nous sortons de nous-mêmes
nos débris sous le bras
nous ne durons que par effraction
*quelles que soient les circonstances on ne descend pas
plus bas que soi
dans la rue chacun se croise avec son barda
je suis pour les sociétés où on vit nu
ça ne change pas grand-chose
*je ne sais où en sont nathan et nirina
je ne sais pas bien non plus où j’en suis moi-même
c’est difficile de tout suivre
il y a des moments où on est moins libre
à cause de toutes ces parties qui meurent en vous
le temps est au travail
la pluie vous empêche de sortir
je me souviens que nirina avait très envie de baiser
mais c’est nathan qui n’était plus chaud non qu’il n’ait
pas envie de nirina mais il a peur que ça se passe mal
derechef
moi aussi j’ai peur depuis que je suis né
mais à la place de nathan je n’hésiterais pas
en dépit que je ne connaisse pas nirina personnellement
la vie vous prive de tant de choses
et tant de choses se passent mal dans le monde
qui passe toujours moins vite
*tous nous allons vers le manque
comme nous en venons
je déteste qu’on me remplisse malgré moi
si seulement on pouvait s’occuper de sa vie
le temps qu’elle nous prenne en charge
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Chacun fait la digue avec ce qu’il est, on marche côte à côte, on ne voit rien en entier : c’est ce qui manque qui forme contour, et c’est soi qu’on voit le moins ; on croise, on suit des chemins usés, on ne reconnaît rien : tout s’est effacé ; en se levant le pas dépose une trace, parfois nait là une sorte de rappel – la mémoire des pas sur le béton est faible. On n’est pas sûr de tenir tout entier en soi.
On n’est pas fée, on allume le monde sans prétendre à rien ni rien demander, juste parce qu’on est là, alors qu’on n’espérait qu’un peu d’obscurité, et comme on porte tout ce qu’on voit, dans la lumière le monde s’achemine vers nos épaules, patiemment, irrémédiablement, projetant une ombre immense et noire sur nos propres pieds.
Au bord de tourner en rond, au bord du vertige, à côté du monde troué qui commence – là où mènent les choses ça n’est jamais au même endroit, c’est à côté de soi, à côté d’où on était parti, pour ça qu’on n’est qu’au bord de tourner en rond, revenir en arrière précisément ce n’est pas possible, on se rate. Alors, puisqu’il n’y a rien après, on continue.
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On n’est pas pareil tout le temps, on a passé, on ne revient pas, le corps reste toujours en arrière, on ne choisit pas non plus, le temps de les dire, de les écrire, les mots ils bougent, ils durent
Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes, 1995 (épuisé), pp. 29 et 32.
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ils disent :
nous n’avons plus de pente, plus de monde sur les épaules, la
pluie ne nous traverse plus au sec, elle suinte le long de l’os et
dégoutte sur la peau, notre tête moisit en premier et ça fait mal
dans leur bruit personne ne les entend.
Ils n’ont même plus assez de mémoire.
Ils sont définitivement penchés du même côté.
Il leur pousse des fleurs entre les pieds.
Ludovic Degroote, Pensées des morts, Tarabuste, 2003, p. 32.
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Bio.Bliographie source : Poezibao
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Ludovic Degroote est né le 23 novembre 1958. Il habite La Madeleine, près de Lille. Il a reçu le prix des Découvreurs de poésie 2005
Publications et livres d’artistes:
Ce qui nous sépare du poème, Ed. de, 1993
La digue, éditions Unes, 1995
Le mot feuille s’écrit sur l’arbre, livre d’artiste avec Gérard Duchêne, 1996
bleu sur bleu, Le Pré Carré, 1997
de longues plages de silence, éditions Unes, 1998
Barque bleue, éditions Unes, 1998
vent de face, livre d’artiste avec Gérard Duchêne, 1998
50 visages au lever le matin, livre d’artiste avec Sylvie Planche, 1999
venues, livre d’artiste avec Colette Deblé, éditions Peau&sie de l’Adour, 1999
ciel par ciel, livre d’artiste avec Bernadette Prédair, 1999
ciels, éditions Unes, 2000
sans se retourner, Le Pré Carré, 2000
Cinq, Le Pré Carré, 2000
langue trou, éditions des Sept dormants, avec des dessins de Scanreigh, 2001
pendant, éditions de l’Oiseau-noir, avec des dessins de Scanreigh, 2002
d’une main l’autre, livre d’artiste avec Bernadette Prédair, 2003
Pensées des morts, éditions Tarabuste, 2003
Le silence du haut, L’attentive, avec des dessins de Thierry Le Saëc, 2003
La couture du blanc, Remarque, avec un dessin de Magali Latil, 2004
le reste du temps, L’attentive, avec des dessins de Magali Latil, 2004
ellipse/ellipse, livre d’artiste avec des dessins de Cédric Carré, 2005
55 notes, éditions m.s. penrod, avec des dessins de Scanreigh, 2005
Pousse, avec 7 gravures au burin de Nathalie Grall, chez l’artiste, 2006
7 notes, en diptyque avec un poème de P. Dhainaut, gravures de Thierry Le Saëc, La Canopée, 2006
69 vies de mon père, Champ Vallon, 2006
Fragments romains, livre d’artiste avec Mireille Desideri et d’autres auteurs, chez l’artiste, 2006
Plomb mobile du plomb, Atelier des Grames, 2007
si mal enfouis, Potentille, 2007
dans la vie, Ô, livre d’artiste avec une peinture de Jean-Gilles Badaire, 2007
wimereux, La Porte, 2008
14 morceaux de la descente de croix, gravures de Monique Tello, L’Atelier contemporain, FM Deyrolle,
ici je passe ailleurs, éd. de, livre d’artiste avec un dessin original de Magali Latil, 2008
le monde est immédiat, barre parallèle, avec une intervention originale de Stéphanie Ferrat, 2008
nous ne partons jamais, Atelier des Grames, 2008
à notre hauteur, La Canopée, avec des photographies rehaussées de gouaches par Thierry Le Saëc, 2008
un petit viol/un autre petit viol, Champ Vallon, 2009
un monde plus loin, collection « Le Frau », avec et chez Odile Fix, 2009 ; (2ème éd. corrigée, 2010)
cabanes (avec Alex Cousseau), Nuit myrtide, 2009
on n’en finit pas de tomber, livre d’artiste réalisé par AimeCBAime (extraits de le monde est immédiat), Reims, 2009
14 morceaux de la descente de croix, gravures de Philippe Favier, L’Atelier contemporain, FM Deyrolle, 2009
novembre, in à port de temps, Atelier des Grames, 2009
novembre, avec un dessin de Thierry Le Saëc, collection livre pauvre de Daniel Leuwers, 2009
le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010
temps mort, Atelier des Grames, 2010
-Eugène Leroy, autoportrait noir, Invenit, 2011
la sauge, Le Verbe et l’empreinte, livre d’artiste avec une gravure de Marc Pessin, 2011
Sites
sur le site du centre international de poésie de Marseille
Une belle page sur le site Terre à ciel, avec extraits et liens et sur le site Francopolis
sur le site des Découvreurs de Poésie (prix de poésie de la ville de Boulogne-sur-Mer)
Dans la poéthèque du Printemps des poètes
Un texte de Ludovic Degroote sur Pensées des morts
un entretien avec Serge Martin pour la revue Le Français aujourd’hui :
articles sur le net :
69 vies de mon père :
par Jacques Josse ; par Françoise Objois :
un petit viol :
par Jacques Josse ; Michel Abescat ; Ariane Dreyfus ; Sylvie Fabre-G ; Françoise Objois :
le début des pieds :
par Antoine Emaz ; Jacques Josse ; Tristan Hordé ; François Bon
Eugène Leroy, autoportrait noir :
par Florence Trocmé ; Tristan Hordé
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