Comme un signe du destin, certains artistes semblent venir hanter votre quotidien à des moments clés de votre existence. Réalité ou simple interprétation personnelle, vous êtes tentés d’assimiler chaque nouvelle parution de leur part à des évènements heureux ou tragiques, en tout état de cause, toujours marquants de votre vie. Le quatrième art est très certainement celui qui génère le plus d’émotions immédiates, qu’elles soient contrôlées ou non, la voie la plus rapide à l’identification, le vecteur le plus direct à l’accomplissement ou à l’autodestruction. Plaisir innocent ou révélateur de nos tendances masochistes, il démontre finalement que la marge entre ces deux états d’apparence si antagonistes est bien plus étroite qu’on pourrait le soupçonner.
2010 et 2011 furent des années riches, particulièrement intenses pour moi. Entre incommensurables bonheurs, déterminantes rencontres et splendides désillusions, elles demeureront les années des sentiments à fleur de peau, quasi décharnés, sans faux-fuyant ni compromis, les années des relations vraies, qu’elles soient jubilatoires ou terriblement douloureuses. Comme une évidence au milieu de ce tourbillon émotionnel est alors venu se déposer sur ma platine Alps, premier opus de Motorama, groupe originaire de Rostov, contrée dont j’ignorais jusqu’alors l’existence mais immédiatement édifiée au rang de terre bénite. Une bonne centaine d’écoutes et une divine prestation dans une salle lilloise bien trop petite pour contenir tant de talents plus tard, l’évidence s’est imposée : Vladimir Parshin et sa bande détenaient la recette secrète, celle qui conjugue passé et présent, celle qui allie Bristol à Manchester, Sarah à Factory, celle permettant la fusion des deux époques de The Wake en quelque sorte. L’avènement du groupe fédérateur par excellence. Une autoproduction rendant le précieux sésame rare, le système de duplication s’organise alors très vite. Comment résister au plaisir de partager cette œuvre profonde et mélancolique, comment résister au plaisir de partager sa propre existence avec autrui ? Car Alps, avec ses allures de classique des temps modernes, s’est intronisé avec une déconcertante aisance en à peine une année au panthéon de nos disques favoris, ceux-là même qui détiennent cet art ultime de l’introspection et du recueillement.
Comme un signe du destin, la tempête succédant à l’accalmie bat de nouveau son plein en ce mois de septembre 2012 lorsque j’apprends que le label bordelais Talitres (aux références plus que respectables, Maison-Neuve, Idaho ou encore The Apartments ayant trouvé refuge récemment au sein de cette institution) hébergera le second essai des jeunes et talentueux Russes. Voici un des groupes sinon LE groupe le plus prometteur de notre époque face à la véritable épreuve de vérité que représente le second album, montagne au pied de laquelle grand nombre d’espoirs trop vite élevés au rang de génies ont bien souvent laissé inspiration voire dignité. À ce jeu du « tant de choses à gagner mais infiniment plus à perdre », l’écoute de Calendar, sorti le 5 novembre, démontre l’intelligence du combo de Rostov. En effet, si le groupe semble de prime abord reprendre les choses exactement là où il les avait laissées deux ans plus tôt, quelques écoutes suffisent à apprécier le chemin parcouru depuis Alps et à transformer notre bonheur en félicité.
Mais comment diable de si jeunes gens peuvent-ils faire preuve d’autant de maturité artistique ? Alors qu’ils étaient déjà bien loin devant la meute des poursuivants, Calendar illustre leur inéluctable progression. Chaque instrument semble s’affirmer encore un peu plus tout en respectant cette implacable justesse rythmique caractérisant ce groupe au son clair si particulier. Image, alerte et enjoué, affiche en ouverture un groupe totalement décomplexé et sûr de sa virtuosité, les mélodies de guitares s’entremêlant dans un déferlement de notes distinctes que n’aurait pas renié un Johnny Marr à la recherche d’une petite sœur pour Girl Afraid ou Stil Ill. Cette affirmation manquait quelque peu au premier opus mais nous nous en accommodions parfaitement, faisant nôtre cette retenue. Cependant, le coup de maître de nos jeunes pousses est d’être parvenu à transcender cet état tout en conservant le caractère fragile et délicat de leurs compositions. Si White Light et ses ondulantes nappes de synthétiseur surfe sur la vague du morceau inaugural, To The South réinstaure l’invitation au voyage, thématique baudelairienne de prédilection du collectif avant que Rose In The Vase et surtout In Your Arms, véritable pierre angulaire de cet album, renforcent encore un peu plus cet état de contemplation et instaurent un sentiment d’apesanteur dont nous le savons pertinemment, il nous sera bien difficile d’effacer le souvenir. Car c’est un pas supplémentaire vers la perfection qui est atteint au travers d’In Your Arms, délicate pièce convoquant entre autres à la Ceremony les fantômes de Brighter et des Field Mice. Motorama reprend alors sa course effrénée vers les sommets, Young River et Sometimes dévoilant un Vladimir Parshin aérien et relâché, nouvelle preuve d’une formation de plus en plus convaincue de ses capacités. Si Two Stones pourrait faire figure d’inédit d’Interpol, tant la similitude du chant avec celui de Paul Banks est saisissante, il nous permet cependant de souligner à quel point la rigueur peut prendre toute sa dimension quand les aspects mélodiques, lyriques et surtout émotionnels ne sont pas occultés… et qu’il est tout à fait possible de véhiculer beaucoup plus d’émotions en short qu’en costume cintré. Mais que dire du « tinderstickien » During The Years avec son chant habité et sa rythmique saccadée, intrépide chevauchée sur laquelle le simple fait de remplacer les sons du clavier (imposant de justesse tout au long de cet album) par quelques cordes pourrait suffire à retranscrire la magie des plus belles compositions de l’ami Stuart et de ses acolytes. Ce morceau, tel un clin d’œil aux détracteurs des Russes jugés par certains constants dans la qualité mais ne sachant pas se renouveler, surprend par son audace et surtout ouvre de nouveaux horizons, forcément lointains, à cette jeunesse triomphante nous prouvant qu’avec Motorama, nous ne sommes très certainement pas au bout de nos surprises et de nos émerveillements.
« L’amitié parasite le jugement, je sais, laisse-moi te dire que l’inverse est vrai aussi » affirmait Pierre Bondu dans Mieux Que Personne, somptueuse réflexion introspective sur la connaissance de soi et des autres. L’interprétation que l’on donne aux évènements jalonnant nos vies ne peut bien évidemment être dénuée de subjectivité, de rencontres jugées fortuites, de hasards qualifiés d’improbables. Mais au final, il s’agit toujours de nous face à nos propres émotions et à la manière de les gérer. Les amis précieux, dans les bons comme les mauvais moments jugés déterminants, ne se distinguent alors pas par leurs avis tranchés et leur verbe haut mais par leur présence, leur action silencieuse et compréhensive emplie d’un soutien sans faille et réconfortant. Leur humilité les rend uniques à nos yeux, je les connais, je sais qui ils sont. Si Motorama pouvait être érigé au rang d’ami, il ferait indéniablement partie de cette caste de personnes, rares, se caractérisant par une immense classe dénuée du moindre esprit de prétention, ces mêmes personnes qui, en toutes circonstances, vous aident dans l’ombre à regarder vers la lumière, cette radieuse lumière qui, plus que jamais, se lève à l’est.
Vidéos
Tracklist
Motorama – Calendar (Talitres, 2012)
01. Image
02. White Light
03. To The South
04. Rose In The Vase
05. In Your Arms
06. Young River
07. Sometimes
08. Two Stones
09. Scars
10. During The Years