Le dilemme du dictateur (jordanien)

Publié le 07 novembre 2012 par Gonzo

“Vous êtes arrivé aux limites d’internet” (site jordanien, août 2012)

« Petit » pays coincé dans un environnement compliqué (la Syrie au nord, l’Irak à l’est et Israël à l’ouest), la Jordanie, faute d’autres ressources, en particulier énergétiques, a fait le pari des technologies de l’information, et cela depuis l’arrivée au pouvoir en février 1999 d’Abdallah II. Globalement, cela a plutôt bien réussi : pays d’origine de Maktoob.com, la grande réussite du business internet dans la région (fondée en 1999, la société a été rachetée dix ans plus tard par Yahoo! 175 millions de dollars), la Jordanie est également le pays de Fadi Ghandour, le « parrain » de l’ « économie de la connaissance » dans la région (voir cet article avec pas mal d’infos sur le site Bloomberg). Fier de « son » Silicone Wadi, Abdallah II a ainsi repris dans un email une statistique de l’Union internationale des télécommunications (ITU) affirmant que le royaume jordanien, dont la population ne représente que 2 % du monde arabe, produisait à lui seul les trois quarts du contenu arabisé sur internet ! On peut émettre de sérieuses réserves sur la précision de telles statistiques… Il n’en reste pas moins que les mesures politiques, administratives et économiques (enseignement, libéralisation des télécommunications, zones franches…) prises depuis une bonne décennie ont commencé à porter leur fruit puisque le secteur des technologies de l’information, qui emploie quelque 16 000 personnes (en majorité des jeunes hautement qualifiés), compte pour près de 14 % du PIB national (autant que l’industrie du tourisme).

Détournement de la campagne officielle pour les inscriptions sur les listes électorales

Sur la scène politique, le mécontentement s’exprime en particulier autour de la limitation des pouvoirs du roi au profit d’une monarchie davantage parlementaire. La corruption, les exactions des services de police sont également des thèmes qui mobilisent des secteurs toujours plus vastes de la population, laquelle manifeste son exaspération et sa colère selon des formes qui n’ont plus grand chose à voir avec la tradition. Décision mineure en apparence, le fait de ne plus craindre de tirer la langue à la face de son souverain (voir ce précédent billet) symbolise à la fois la rupture avec l’héritage politique traditionnel et l’adoption d’un nouveau répertoire d’expression totalement inédit. Autrefois simples vassaux de Sa Majesté à la mode antique, les Jordaniens revendiquent désormais leurs droits selon des modalités quasiment « post-modernes », à l’image de ce père de famille qui, excédé des coupures subies à son domicile, n’a pas hésité à conduire sa famille au Service municipal des eaux pour qu’elle y fasse sa toilette, naturellement pour une vidéo immédiatement postée sur les réseaux sociaux et reprise dans toute la presse (voir cet article en arabe dans Al-Quds al-’arabi). Quant à la dernière campagne officielle en faveur de l’inscription sur les listes électorales, elle a donné lieu à une invasion (assez drôle) de « mèmes », qui témoigne à elle seule de la prégnance de cette nouvelle « culture internet » dans l’espace public (voir les différents exemples placés au début des paragraphes de ce billet).

Face à cette montée des tensions qui empruntent un vocabulaire résolument novateur, le régime jordanien ne fait pas preuve d’une grande imagination. Malgré de grandes déclarations à l’américaine pour faire moderne sur le mode The sky is the limit (interview à la BBC sur le site officiel du roi), il se contente en réalité d’une gestion de crise à l’ancienne en faisant tourner les gouvernements (quatre depuis janvier 2011) et en lançant contre les opposants les plus gênants ses baltajiyyés (voyous) en espérant des jours meilleurs… Plutôt que de chercher des solutions aux critiques, il préfère tenter d’en réduire la visibilité en s’en prenant au monde de l’information, source de tous les problèmes… C’est ainsi qu’a ressurgi une vieille question dans ce pays, celle de la législation des médias que le pouvoir jordanien s’efforce, depuis des années, de modifier à son avantage. Parallèlement à de multiples attaques contre les professionnels de l’information – qui vont du « simple » passage à tabac à l’agression armée comme dans le cas de cette étudiante et blogueuse poignardée par un inconnu pour avoir raillé une déclaration du prince Hassan (le frère du feu roi Hussein) –, le régime tente par tous les moyens d’imposer une modification de la loi sur la presse de 1998.

Le premier ministre jordanien déguisé (sur le net) en prédicateur islamique

Les acteurs du domaine ont manifesté leur opposition en organisant une « nuit noire de l’internet jordanien », avec plus de 500 sites locaux affichant un écran noir pour dénoncer l’adoption de la nouvelle législation (voir illustration tout en bas et également celle du début de ce billet). Une opération spectaculaire qui a obtenu le soutien – via un message Tweeter ! – de figures publiques inattendues, telle la reine Noor, l’épouse du roi Hussein. Comme bien d’autres, celle-ci doit vraisemblablement s’inquiéter des conséquences d’une loi aussi répressive sur la santé des industries locales de la connaissance, secteur jusque-là très prometteur. A l’instar de bien des potentats régionaux, Abdallah II de Jordanie va devoir affronter le dilemme posé par la croissance d’internet et des réseaux sociaux. Il va lui falloir choisir entre s’enfermer derrière les murailles de sable de son minuscule royaume ou s’ouvrir aux flux impétueux des navigations électroniques… A dire vrai, on voit mal comment il pourrait, aujourd’hui, retenir la première option. Il va donc devoir se résoudre à adapter le système politique aux transformations d’une société informée par le Net.

Ecran d’un site jordanien lors de la “nuit noire de l’internet”