Il avait déjà, dans ces colonnes, été question de la censure dont avait été victime un internaute français qui avait fait figurer sur son mur d’images L’Origine du monde de Gustave Courbet, œuvre conservée au Musée d'Orsay, mais jugée « pornographique » par les modérateurs du site. En octobre dernier, c'est le compte du quotidien La Tribune de Genève qui fut bloqué car la «une» du journal s'illustrait du même tableau ! Récemment, pareille mésaventure est arrivée au très sérieux quotidien The New Yorker qui avait publié sur sa page Facebook, selon son habitude, un innocent dessin humoristique de Mick Stevens représentant un couple nu assis sous un pommier (probablement Adam et Eve). Le dessin fut retiré pour « nudité ».
Le règlement du site interdit en effet « 1) toute activité sexuelle évidente, même dessinée ou sous forme d’art, même si la nudité est masquée par des mains, des habits, ou d’autres objets. 2) les parties intimes nues, incluant les fesses ou les tétons féminins. Les tétons masculins sont autorisés ». On peine à voir dans le croquis de Mick Stevens une « activité sexuelle évidente » ; ce sont donc sans doute les deux minuscules points matérialisant discrètement les « tétons féminins » qui posèrent problème…
Il est vrai que les sites Internet anglo-saxons font une fixation maladive sur les tétons féminins (la même restriction figure dans le règlement du site d’enchères en ligne Ebay), au point que sont également bannies de Facebook les photos montrant une mère allaitant son enfant ; selon un article publié sur le site Web du magazine L’Expansion, un porte-parole du réseau social se serait ainsi justifié : « Des photos montrant un sein pleinement exposé, c’est-à-dire montrant un téton ou l’auréole, vont à l’encontre de nos règles et peuvent être retirées »… Voir dans une scène d’allaitement une source d’obscénité, voilà qui en dit long sur les obsessions et les fantasmes des puritains – la perversité n’étant pas dans l'image offerte, mais dans le regard du censeur. La Vierge allaitant, d’Alonso Cano (pièce maîtresse du musée de Guadalajara) serait sans doute interdite pour la même raison… Voilà qui rappelle aussi la fixation que le sénateur William Hays (auteur du code éponyme qui censura le cinéma américain jusqu’aux années 1960) faisait sur le nombril féminin qu’aucun plan de film ne pouvait montrer. On sut plus tard que le vertueux sénateur était, dans l’intimité, fétichiste de cette partie du corps. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que censeur et tartuffe vont de pair.
Tartufferie et imbécilité aussi (« l’imbécilité triomphante » que dénonçait Sade) car, une fois encore, Facebook s’est distingué au mois d’octobre dernier en supprimant l’affiche de la campagne annuelle de sensibilisation au dépistage du cancer du sein intitulée « Le cancer du sein, parlons-en ». Cette photographie montrait la romancière et comédienne Pauline Delpech les seins nus avec, en surimpression, le slogan : « Faites comme moi. Le dépistage sauve des vies ». Or, l’image constituait, selon un message adressé par les modérateurs aux internautes qui l’avait incluse dans leur page, une « infraction à la déclaration des droits et responsabilités » du site. Certes, sur ce réseau, les droits des inscrits sont très réduits et leur responsabilité particulièrement étendue. Et le règlement stipule : « Facebook ne permet pas la publication de contenus pornographiques et impose certaines limites sur l’affichage de contenu avec nudité corporelle. » Limites non précisément définies, ouvrant à l’arbitraire le plus absolu des modérateurs, on l’aura compris. L’an dernier, des photographies de body painting réalisées par l’artiste Michael D. Colanero sur le buste de femmes ayant survécu à un cancer du sein, dont le produit de la vente était destiné aux victimes de cette maladie, avaient été éliminées du site pour le même motif.
L’art et les actions sanitaires, sociales ou caritatives se confondraient-ils avec la « pornographie » ? Pour Facebook, qui montre moins de scrupules effarouchés envers les nombreuses pages affichant des propos racistes ou d’appel à la haine, il semble bien que tel soit le cas, puisque seule la représentation du corps fait l’objet d’un tel acharnement, quitte à saboter une campagne de dépistage dont l’utilité n’est plus à démontrer.
Certains commentateurs, résignés ou favorables à cette censure, croient bon d’avancer que, cette entreprise étant soumise au droit américain, son attitude relève du respect de la loi. Or, rien n’est plus faut. Certes, si le premier amendement de la Constitution américaine protège la liberté d’expression la plus absolue, cette liberté a été progressivement refusée par la jurisprudence au discours sexuel, comme l’a montré avec brio Marcela Iacub dans son essai De la pornographie en Amérique. En revanche, la définition de l’obscénité par la Cour suprême, dans son arrêt Miller (1973) qui fait jusqu’à présent autorité, est tout à fait précise : pour être obscène, l’objet incriminé doit être manifestement offensant pour une personne ordinaire, faire appel à la curiosité libidineuse et être dépourvu de valeur sérieuse dans les domaines littéraire, artistique, politique ou scientifique. A moins de faire preuve d’un puritanisme maladif, penser que L’Origine du monde, les scènes d’allaitement ou les photographies destinées aux campagnes contre le cancer du sein entrent dans les critères de l’arrêt Miller ne saurait emporter la conviction d’aucun observateur. C’est donc bien à une interprétation abusive, dénuée de tout discernement et fortement teintée d’ordre moral que se livrent les modérateurs de Facebook en bannissant ces images de leur site.
Dans une lettre à sa mère datée du 14 novembre 1850, alors qu’il séjournait à Constantinople, Gustave Flaubert écrivait : « Le puritanisme, la bégueulerie, la bigotterie [sic], le système du renfermé, de l’étroit, a dénaturé et perd dans sa fleur les plus charmantes créations du bon Dieu. J’ai peur du corset moral, voilà tout. » Une phrase que devraient méditer les censeurs du réseau social.
Illustrations : Dessin de Delize - Dessin de Mick Stevens (source: The New Yorker)