Lelong © Fluide Glacial 2011
Carmen Cru est une rebelle. Une vraie. Une pure et dure. Sans doute la dernière rebelle de la BD contemporaine. Pas pour rien que le 4ème volume de la série a pour titre Ni Dieu ni maître. Carmen Cru est indomptable, insubmersible, increvable. En fait, Carmen, c’est pour moi un amour de jeunesse. Je lisais ses frasques dans le Fluide glacial de mon père au milieu des années 80. Elle me fascinait autant qu’elle me terrorisait. Toute ratatinée dans son imper sans formes, ridée comme une vieille pomme, pédalant sur son vélo hors d’âge avec le fameux cageot accroché sur le porte-bagage, elle avait tout de la sorcière. Sous ses airs de pauvre femme en bout de course, elle cache le plus fichu caractère que l’on puisse imaginer. Quand elle fait la tournée des bars, elle oublie son porte monnaie et promet de revenir le lendemain. Les factures ? Elle ne les paie jamais parce qu’elle y comprend rien à toute cette paperasse et puis « c’est des voleurs, ils écrivent n’importe quoi, on veut m’escroquer. » Quand les voisins débarquent chez elle avec une pétition pour lui demander de quitter son taudis, elle fait semblant de ne rien comprendre et tous repartent la queue entre les jambes. Son âge avancé est son plus bel atout. Elle use et abuse de sa condition de vieille femme misérable pour profiter de tous les gens qui l’entourent. Sa méthode est simple et consiste à inverser les rôles en se plaignant haut et fort que l’on abuse de sa sénilité alors qu’en fait elle est en train mettre à la torture son interlocuteur. Résultat, les commerçants la craignent comme la peste, le médecin a perdu sa réputation à cause d’elle et le terrassier chargé de creuser une tranchée dans sa cour pour amener le gaz finit sa journée au bord de la dépression.Carmen vit dans une maison entourée de murs qu’elle a fait construire pour s’isoler quand le quartier est devenu résidentiel. Ses voisins sont ses souffre-douleurs préférés, surtout Raoul, alcoolique notoire qui multiplie les crises de delirium et à qui elle demande constamment de porter son vélo dans les escaliers. Il y a aussi le Duc, un aristo qui a perdu sa fortune au jeu et qui s’émerveille devant le caractère entier de la vieille femme ou encore Poupi Mouvillon, un teigneux rêvant de voir son irascible voisine foutre le camp mais qui n’a pas assez de cran pour aller lui dire en face. Coté famille, Carmen a un neveu indigne qui ne pense qu’à récupérer son héritage et une mère à l’hospice qui lui écrit une fois par an.
Ces gens-là sont ceux que chantait Brel, l’humour (noir) en plus.
Jean-Marc Lelong a d’abord publié cinq volumes entre 1984 et 1987 avant de déserter sa planche à dessin pendant plus de dix ans. Il y revient au début des années 2000 pour réaliser deux nouveaux albums avant de disparaître le 24 février 2004, à 55 ans. Carmen Cru restera à jamais une série mythique de la BD humoristique pour adulte. Cette incontrôlable misanthrope m’aura en tout cas durablement marqué et c’est avec un bonheur non dissimulé que j’ai plongé la tête la première dans cette délicieuse intégrale.
Carmen Cru : l’intégrale de Jean-Marc Lelong. Fluide Glacial, 2011. 190 pages. 14 euros.
Lelong © Fluide Glacial 2011