Légalisera-t-on le cannabis ? Le dépénalisera-t-on ? A l’heure où les esprits s’échauffent dans des débats sans fin, qui ressortent tous les cinq ans, nous avons demandé l’avis d’un addictologue. Quel effet a exactement le cannabis ? Quelle prise en charge à l’heure actuelle ? Jean François Hauteville brise les tabou et renverse les idées reçues.
Jean-François Hauteville est infirmier dans une unité d’addictologie d’un centre hospitalier lyonnais et a suivi de nombreuses formations dans l’addictologie, notamment en alcoologie, toxicomanie, jeux pathologiques et troubles compulsifs alimentaires.
Comment avez-vous réagi à l’annonce d’une éventuelle légalisation ?
C’est un sujet auquel je réfléchis depuis longtemps. Aux Pays Bas, le cannabis est déjà dépénalisé et légalisé alors que le sujet revienne aujourd’hui ne m’a pas surpris. C’est une question qui revient régulièrement et qu’on doit se poser mais il faut d’abord dépassionner les débats des deux côtés, enlever les fantasmes qui entoure ce produit. Les politiques doivent faire se rencontrer les professionnels, mais on n’en est pas encore là, aujourd’hui.
Certains disent que le cannabis est une drogue douce, qu’en pensez-vous ?
Drogue douce, drogue dure, on n’utilise plus ce vocabulaire, on ne travaille plus avec ces notions, sinon l’alcool serait une drogue dure, par exemple car il a un pouvoir addictogène plus fort que le cannabis. On ne pense plus en ces termes là mais en termes de transfert d’addiction. Beaucoup de ceux qui ont arrêté l’héroïne ne retrouvent pas les mêmes effets dans les médicaments donc vont tomber dans l’alcool par exemple. Ce n’est pas un effet « d’escalade » , parce que l’un ne lui suffit plus en termes de puissance, mais de compensation.
On dit souvent qu’on a bien légalisé l’alcool et le tabac, alors pourquoi pas le cannabis. Comment réagissez-vous à ce type de propos ?
Le raisonnement tient la route. On a vu que la pénalisation ne marche pas. Entre les années 1990 et 2000, on a constaté une augmentation de la consommation de cannabis. En 2011, 60% des adolescents ont fumé au moins une fois et 22% sont fumeurs réguliers. Que faire ? Est-ce qu’il faut dépénaliser ? Peut-être ! Je n’arrive pas à avoir un avis tranché sur la question. Ça aurait des effets positifs comme négatifs.
La dépénalisation aurait au moins l’avantage d’organiser la vente de produits d’une moindre toxicité par rapports aux produits de coupage (micro billes de verre, terre, excréments, henné, etc.), moins dosés en THC, le produit psychoactif, minimisant ainsi les accidents, au pouvoir addictogène (PA) moindre. A titre indicatif, le PA du tabac et de l’héroïne est de 80%, celui de la cocaïne de 60%, l’alcool 5% et le cannabis 2%. Il n’accroche pas tant que ça en terme de dépendance physique puisque seulement 10 à 15% des fumeurs le sont. Après, bien sur, il y a la dépendance psychologique, liée à l’arrêt des effets psychoactifs.
L’un des principaux freins à cette dépénalisation reste que cela demanderait de passer au-dessus de trois conventions internationales qui rendent le trafic et l’achat illicites : celle de l’ONU en 1961, de Vienne en 1971 et des Nations Unies en 1988. Une dépénalisation irait à l’encontre des messages de santé publique véhiculés en ce moment concernant la prévention anti-tabac et alcool. Sans compter que le cannabis a une toxicité immédiate, contrairement à l’alcool dont on peut consommer 2 à 4 verres quotidiens, selon le sexe, sans toxicité.
Une toxicité immédiate, c’est-à-dire ?
C’est lié aux modalités de prise du cannabis qui cumule les effets délétères de l’inhalation du tabac et du cannabis. Les fumeurs inhalent beaucoup plus profondément le cannabis, pour rendre les effets plus forts. Le problème, c’est que le produit a un impact direct dès les premières bouffées. On peut apprécier un verre de vin sans ivresse mais les effets psychoactifs sont immédiats pour le cannabis : un joint, ça ne va déjà pas.
Vous parlez d’effets psycho-affectifs… Pour rétablir la vérité et en finir avec les préjugés, quels sont, concrètement, sur le plan médical, les effets du cannabis ?
Dès le premier joint, il y a perte de vigilance et ralentissement de la pensée. Si on consomme un joint, on ne peut rien faire. Il n’y a pas de signes physiques, sauf les yeux rouges, les pupilles dilatées et un ralentissement psychomoteur mais qui n’est pas évident, à moins de déjà connaître un peu la personne. Contrairement à l’alcool, il n’y a pas d’ivresse canabique immédiate et peu d’effets visibles. Par contre, la consommation de cannabis entraîne une altération de la concentration et de la mémoire et une perturbation des notions de temps et de distance. On parle aussi d’un syndrôme amotivationnel : perte d’intérêt général et envie de ne rien faire. C’est également désinhibiteur ce qui peut conduire à de l’agressivité et des conduites à risque comme des comportements suicidaires ou des rapports sexuels à risque. Enfin, le cannabis provoque parfois une psychose cannabique, ce qu’on appelle couramment le « bad trip » : un sentiment de paranoïa qui dure deux à trois heures, le sentiment d’être épié, suivi, persécuté. Il peut surgir à n’importe quel moment mais le risque est majoré avec un taux de THC important. Concrètement, plus la résine est dosée, plus il y a de risque de bad trip.
Il n’y a pas la possibilité d’avoir une consommation qui soit sans effets. Il y a toujours un effet sédatif important qui soulage les angoisses, apaise, fait dormir.
Mais le cannabis a également des vertus médicales, n’est-ce pas ?
Oui. Il a des vertus thérapeutiques réelles. En Suisse, au Canada et en Finlande, il est utilisé comme médicament, sous forme de gélules, comme antalgique et comme anti vomitif. Mais il y a aussi un débat autour de la schizophrénie. Pourtant, le nombre de cas de schizophrénie est resté stable alors que le nombre de fumeurs a été multiplié par deux. On pense que le cannabis provoque des schizophrénies latentes qui auraient été un jour déclenchées par autre chose.
L’usage du cannabis en France, au cours de l’année en 2005, par région.
Concrètement, en tant que personnel soignant, est-ce qu’une éventuelle dépénalisation vous gêne ?
Je ne sais pas si ça me gêne, c’est compliqué. On a oublié la partie cancérigène du produit, qui peut provoquer des AVC. Mais si on réfléchissait à l’alcool comme on le fait aujourd’hui pour le cannabis, on interdirait l’alcool ! Le coût social de l’alcool est de 37 milliards d’euros par an, contre 920 millions pour le cannabis. Le cannabis n’a pas un coût social si fort. Il multiplie par deux les accidents mortels sur la route mais associé à l’alcool, il les multiplie par 15 ! Je pense qu’il serait intéressant d’essayer sur un, deux ou trois ans, de réfléchir, de se donner les moyens d’en percevoir les répercussions. La question mérite d’être posée. L’alcool est tout autant dangereux que le cannabis mais c’est une question de culture : il serait inenvisageable en France d’interdire l’alcool alors que 5 millions de personnes en sont dépendantes et que, en incluant les proches des dépendants, 20 à 25 millions de personnes souffrent de la problématique de l’alcool. Le cannabis n’est pas aussi toxique que l’alcool mais un encadrement est nécessaire.
C’est un sujet récurrent, cette éventuelle dépénalisation du cannabis, c’est bien que ça doit interroger…
On parle de ce sujet depuis 1968, avec des positionnements politiques opposés mais les débats sont trop passionnels : la droite est plutôt contre, la gauche plutôt pour. Il faut calmer le débat est informer les gens ; il y a un gros travail d’information, de dédiabolisation du produit à faire. Sans tomber dans l’excès inverse non plus. Toute société a vécu avec des produits psycho actifs et quelque part il en faut, ce sont des soupapes de sécurité. Aujourd’hui, 63% des Français se disent opposés à la légalisation mais il y a une méconnaissance du vocabulaire (différence entre dépénalisation et légalisation) et des effets du produit. Ces débats nous ramènent à notre propre consommation de produits psycho actifs et une prise de conscience est nécessaire.
Quelles sont aujourd’hui les méthodes de prise en charge proposées ?
Contrairement à l’alcool, il n’y a pas de traitement contre le cannabis. Il y a un effet de stockage qui s’opère dans les graisses et le cerveau donc à l’arrêt, le sevrage est différé car du produit est « relargué » dans les corps pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Il n’existe aucune prise en charge, sauf à donner des anxiolytiques pour soulager les angoisses, pour supporter la vie sans le produit. Le plus dur, c’est de maintenir l’abstinence, pas d’arrêter. On est rarement juste dans la consommation de cannabis : il y a souvent de l’alcool ou d’autres produits en même temps. Et là, il vaut mieux tout arrêter en même temps car en cas d’arrêt de l’un des deux produits, celui qu’on continuera à prendre finira par ne plus suffire. Par exemple, beaucoup prennent de l’alcool pour se booster dans la journée et du cannabis le soir, pour s’apaiser.
En tant que professionnels de la santé, vous sentez-vous écouté dans le débat ?
On ne se sent pas intégré du tout dans le débat, qui est très politisé et fantasmé. Les politiques ont un positionnement moralisateur entre le bien et le mal, la norme. Il y a du travail à faire sur le cannabis et pas que sur le jeune public, aussi sur les adultes.