Ni Sebastian Barry, ni Michiel Heyns, ni Juan Gabriel Vasquez, qui auraient été d'excellents lauréats aussi. Le jury du prix Femina a choisi, comme meilleur roman étranger cette année, Certaines n'avaient pas vu la mer, de Julie Otsuka.
Dans son deuxième roman, l’Américaine Julie Otsuka s’inspire de faits réels : l’arrivée aux Etats-Unis d’émigrants japonais au début du 20e siècle. Et tout ce qui arriva ensuite, jusqu’après l’entrée en guerre du pays d’accueil contre le pays d’origine, au moment où chaque Japonais était soupçonné d’ourdir des complots sur le territoire américain.Mais Certaines n’avaient pas jamais vu la mer dépasse l’anecdote pour en faire la matière d’un livre dans lequel la romancière embrasse une quantité considérable de destins en les confondant sans leur faire perdre leurs caractéristiques individuelles. Dans la première phrase, et dans beaucoup de celles qui suivront, le sujet est collectif : « Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. » On voit qu’il sera question exclusivement des femmes, qui ont été promises à un mari américain – et se demandent quel sera leur avenir. Elles l’apprendront très vite, dès leur arrivée, quand elles auront constaté que les hommes venus à leur rencontre ne ressemblent que de très loin à ceux des photos qui leur avaient été envoyées. Ils ont les mains calleuses et des manières frustes, quand on leur avait annoncé des banquiers. Ils ont pris femme pour le travail aux champs, si pénible que certaines ne s’en relèveront pas. Ils ont pratiqué la rencontre à distance, et les mensonges qui l’accompagnent, bien avant l’ère d’internet…Assez vite, le « nous », qui ne sera jamais tout à fait abandonné, cède partiellement la place à des cas particuliers, à des prénoms, des noms de famille. Les détails pullulent. Plus ils sont nombreux et précis, plus ils participent à la construction d’un univers dans lequel toutes sont à nouveau englobées. Et le roman fait son chemin sur une étroite ligne de crête d’où Julie Otsuka considère en même temps toutes ces femmes et chacune d’entre elles.Voici un livre dont il est difficile de se détacher. Il chante un air douloureux, pas si éloigné de celui d’un negro spiritual, car d’un esclavage à un autre la distance est mince, malgré les différences culturelles. Il dit l’espoir : « Un jour, nous étions-nous promis à nous-mêmes, nous partirions. Nous travaillerions dur afin d’économiser assez d’argent pour aller ailleurs. En Argentine, peut-être. Ou au Mexique. A São Paulo, au Brésil. A Harbin en Mandchourie, où d’après nos maris un Japonais pouvait vivre comme un prince. » Puis l’espoir presque toujours déçu. Avec parfois, malgré tout, de brefs rais de lumière qui viennent, pour l’une ou l’autre, embellir provisoirement l’existence.Bref, un roman puissant malgré sa brièveté, à côté duquel il ne faut pas passer.