Jean-Baptiste Say, l'un des plus grands économistes français, mériterait d'entrer au Panthéon des économistes.
Par Stéphane Mozejka
Article publié en collaboration avec l'Institut Coppet.
Ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de « loi des débouchés » est décrit dans le chapitre intitulé « Des débouchés », du Traité d’économie politique écrit par Jean-Baptiste Say, paru d’abord en 1803, et remanié au fil des années. L’énoncé paraît simpliste : les produits s’échangent contre des produits. Cependant, comme l’écrit Thomas Sowell :
« Sous des dehors anodins, elle constitue peut-être la découverte théorique majeure en économie depuis deux siècles » (La loi de Say, une analyse historique, 1972 )
Ce qu’explique Jean-Baptiste Say, c’est que nous échangeons ce que nous produisons. Et que nous produisons pour échanger. Ainsi, plus nous produisons, plus il y a à échanger, plus la société est prospère. Ce qui ne signifie pas qu’il suffit de produire n’importe quoi. Dans l’économie de marché, les produits qui n’intéressent personne ne trouvent pas à s’échanger. Le marché nous oriente vers ce qu’il faut produire.
Pour comprendre la loi des débouchés, le mieux est encore de la comparer avec sa contradiction : la théorie de la demande. Un des principaux hommages qui aient été rendus à Jean-Baptiste Say provient sans doute de son plus célèbre opposant, John Maynard Keynes, qui considère la loi des débouchés comme un des piliers de la théorie classique, et, comme telle, base sa théorie sur sa réfutation (Keynes englobe sous le terme classique le courant classique lui même, de Smith et Ricardo, et les néoclassiques, comme Marshall).
Cependant, Keynes n’a pas compris la loi des débouchés. Il écrit, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie :
« Depuis J.B. Say et Ricardo les économistes classiques ont cru que l’offre crée sa propre demande, ce qui veut dire en un certain sens évocateur mais non clairement défini que la totalité des coûts de production doit nécessairement, dans la communauté entière, être dépensée directement ou indirectement pour l’achat de la production. »
John Maynard Keynes considère donc que, selon Jean-Baptiste Say, c’est la circulation de l’argent qui crée la prospérité économique. L’argent qui sert à payer les fournisseurs, les salariés, est dépensé, et donc soutient la production. Keynes va réfuter ce sens de circulation. Il va affirmer qu’il faut d’abord une demande, c’est-à-dire de l’argent à dépenser, pour stimuler la production. Il faut donc injecter de l’argent pour soutenir la production. Sauf que l’argent n’est justement pas un moteur de la production pour Jean-Baptiste Say, mais seulement un intermédiaire. En effet, celui-ci écrit :
« L’homme dont l’industrie s’applique à donner de la valeur aux choses en leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée que là où d’autres hommes auront les moyens d’en faire l’acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d’autres valeurs, d’autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d’où il résulte, quoiqu’au premier aperçu cela semble un paradoxe, que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits.
Que si un marchand d’étoffes s’avisait de dire : ce ne sont pas d’autres produits que je demande en échange des miens, c’est de l’argent, on lui prouverait aisément que son acheteur n’est mis en état de le payer en argent que par des marchandises qu’il vend de son côté.
(…) Lors donc qu’on dit : la vente ne va pas, parce que l’argent est rare, on prend le moyen pour la cause; on commet une erreur qui provient de ce que presque tous les produits se résolvent en argent avant de s’échanger contre d’autres marchandises, et de ce qu’une marchandise qui se montre si souvent, paraît au vulgaire être la marchandise par excellence, le terme de toutes les transactions dont elle n’est que l’intermédiaire. »
Jean-Baptiste Say est très clair donc : l’argent est une marchandise intermédiaire. On vend, par exemple du pain, parce qu’on veut du vin. Mais celui qui achète le pain n’a pas de vin à échanger. On convient donc d’une marchandise intermédiaire, en l’occurrence l’or, qui servira aux échanges. En aucun cas il n’est question d’argent qui stimulerait la vente de la production.
Un exemple actualisé permet de mieux comprendre encore la différence entre la loi des débouchés et la théorie de la demande. Imaginons trois industriels, Alain Productions, Bertrand Manufacture, et Carlos Entreprise. Alain vend à Bertrand. Bertrand signe en échange une lettre indiquant qu’il doit à Allain par exemple 5 000 €. Alain n’a donc pas reçu d’argent. Mais, il peut peut acheter pour 5 000 € auprès de Carlos, avec la lettre de Bertrand. Carlos pouvant lui-même acheter avec cette même lettre auprès de Bertrand, qui solde ainsi sa dette.
Ou encore, Alain peut escompter la lettre de Bertrand auprès d’une banque. Il recevra de l’argent en échange. Argent avec lequel il paiera Carlos, qui paiera Bertrand, qui remboursera la banque. L’argent n’est qu’un intermédiaire.
Selon Keynes, l’État doit emprunter pour acheter à Bertrand, et ainsi Bertrand paiera Alain, qui paiera Carlos, qui fera autre chose de cet argent. L’argent est le moteur de l’économie selon Keynes. Pour Jean-Baptiste Say, ce sont les produits, c’est-a-dire l’industrie au sens d’industrie humaine.
Deux remarques pour conclure. La loi des débouchés est souvent résumée par la formule « l’offre crée la demande ». Or, cette formule est de Keynes. Elle correspond à la mauvaise interprétation keynésienne de Jean-Baptiste Say, alors que la bonne formulation est que les produits s’échangent contre des produits. Malheureusement, la formulation de Keynes s’est imposée. Les économistes sont départagés entre théoriciens de l’offre et théoriciens de la demande. Mais on peut néanmoins souligner que ce partage a pour origine la loi des débouchés.
Ensuite, Jean-Baptiste Say est remarquable de modernisme car il n’évoque pas seulement les marchandises, dans son traité d’économie politique, mais aussi les services.
Jean-Baptiste Say est donc un exemple de la vitalité de l’école française d’économie, et de son rayonnement. Aujourd’hui encore, sa loi des débouchés départage les économistes. La loi des débouchés est ainsi simplement dénommée « Say’s Law » en anglais. A ce titre, il mérite d’entrer au Panthéon des économistes.
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