Natalie Dessay joue et chante Lucia di Lammermoor au Met de New York. La très belle représentation tourne en boucle sur MEZZO après avoir été diffusée en quasi mondiovision dans les grands salles de cinéma.
En regardant pour la nième fois Lucia de Lammermoor, j'avais le temps de feuilleter mes dictionnaires favoris pour me remettre en mémoire quelques souvenirs. J'avais le temps puisque j'attendais le fameux sextuor et l'air de la folie... Je vais vous sembler ridicule, mais dans ce petit matin, un chant d'oiseau inhabituel je sors et cherche... perché au plus haut comme à son habitude un Pipirit s'égosille... j'ai pensé que lui aussi était devenu fous !
J'ai eu à l'occasion une petite pensée pour la très grande Foyalaise Madame Christiane EDA-PIERRE qui aura plusieurs fois interprété le rôle de Lucia.
Le sextuor du deuxième acte : un des sommets de la musique, le sommet de la partition. Il a souvent électriser les foules : on raconte qu’au siècle dernier, le public du Met, émerveillé par la prestation de Caruso, avait manifesté son enthousiasme avec une telle vigueur que la police new-yorkaise fit irruption dans la salle, croyant à une émeute.
http://www.youtube.com/watch?v=-U1M8wsAJ4Q
Quant à la scène de la folie du dernier acte, si elle s’inscrit dans une tradition qui remonte à Cavalli et Haendel, Donizetti en a fait un modèle absolu et indépassable. Lucia di Lammermoor s’est imposée comme une des œuvres emblématiques du romantisme : dans Madame Bovary, c’est grisée par cette musique que l’héroïne de Flaubert décide de renouer avec son jeune amant.J’ai retrouvé cette belle présentation de la relation Emma / Lucia sur ce site "De l’Opéra dans mon roman"
L’opéra occupe dans Madame Bovary une place tout à fait secondaire (un chapitre sur trente cinq). La scène se situe au chapitre XV de la seconde partie. A ce stade du roman, le champ des possibles est ouvert. Emma commence à se remettre de sa liaison malheureuse avec Rodolphe et cette "sortie" à Rouen avec son mari, Charles, pourrait sonner comme un nouveau départ pour le couple. Mais la façon dont Emma vit cet opéra rend cette perspective improbable. Emma se souvient du roman de Walter Scott ce qui lui permet de suivre l’énigme. Dès que Lucie entre en scène et « [attaque] d’un air brave sa cavatine » Emma s’identifie à elle : « [Lucie] se plaignait d’amour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s’envoler dans une étreinte ». On note au passage l’ironie de Flaubert : Lucie rêve d’un amour éthéré alors que c’est dans une “étreinte” qu’Emma veut s’envoler. Vient ensuite la scène du duo où Edgar annonce à Lucie son départ pour la France. Emma y reconnaît « tous les enivrements et les angoisses dont elle avait failli mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience. » Non seulement Emma s’identifie à Lucie mais elle revoit encore dans les malheurs qui frappent l’héroïne, ses propres infortunes ; Edgar devient Rodolphe qui, lui, « ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune ». Charles, quant à lui, « [avoue] ne pas comprendre l’histoire » ; et de fait, jusqu’ici, il est bien des choses qu’il n’a pas comprises !
Cependant, Petit à petit, Emma va se détacher de ce qui se passe sur scène. L’amour qui y est dépeint lui semble « un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir » et elle finit par adopter l’opinion des « philistins » du Don Juan d’Hoffmann (des bourgeois dirait Flaubert) : « l’art exagérait ». Puis les chanteurs entonnent le sextuor de la fin du deuxième acte. Emma identifie alors le chanteur Lagardy à son rôle, Edgar. Elle est « entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage » et elle imagine ce qu’aurait été sa vie en tant que compagne du chanteur. Et bientôt la folie la gagne : « Il la regardait, c’est sûr ». Le rideau se baisse sur la scène (fin du deuxième acte) un coup de théâtre survient dans le roman : Charles a rencontré Léon.
Quand le troisième acte commence, Emma ne sera plus du tout intéressée par le spectacle, toute à ses retrouvailles, et voudra partir. Après avoir aimé Edgar-Rodolphe, Emma s’éprend de Lagardy-Léon. Mais Charles qui, tout lourdaud qu’il soit, a fini par être gagné par la musique voudra rester : « Elle (Lucie) a les cheveux dénoués » dit-il, « cela promet d’être tragique ». C’est une véritable sentence prémonitoire que prononce Charles sans le savoir et qui dépasse bien sûr le cadre de l’action sur scène. On mesure ici tout l’art de Flaubert. Dans ce chapitre, par l’intermédiaire de l’œuvre de Donizetti, il expose les données de son propre drame.Opéra de la Bastille, le 6 octobre 2006. Natalie DESSAY ; début de l'air de la folie