(Jean-François Billeter - Un paradigme - p.51)
L'activité de la pensée est une chose qui s'élabore au plus profond de la personne. L'individu est donc fabricant et destinataire de quelque chose qui reste définitivement en lui, tout en le dépassant de par le mystère que représente cette élaboration. Il suffit d'être simplement à l'écoute avec concentration de ce qui se produit là, tout au fond. Le processus est finalement simple, aussi simple que les phrases de Jean-François Billeter, sinologue, ancien professeur qui fut titulaire de la chaire d'études chinoises à l'Université de Genève plusieurs années, avant de se consacrer à l'écriture.
Même s'il fait référence à de nombreux philosophes, notamment Spinoza, Billeter ne comprend pas la pensée comme un processus de prolongation réfléchie, de confrontation ou de dissection de pensées antérieures. « L'activité », la pensée, il la « confie » à son propre corps. Quelque part on pourrait voir là un processus qui échappe à son créateur. Tout se passe comme si quelque part dans les tréfonds, dans la peau et dans les fluides qui composent toute la machinerie humaine, s'élaborait la pensée comme alchimie du corps. D'une certaine façon, le cogito cartésien est renversé. Je suis donc je pense. Il suffit donc d'écouter, presque de méditer ce qui peut advenir.
A ce primat du corps, Billeter ajoute celui du langage. Langage sans lequel aucune pensée ne peut non pas se former, mais se livrer dans une forme compréhensible, accessible et transmissible.
Billeter travaille son idée toujours au plus près de l'endroit où elle s'élabore. En conséquence de quoi il s'appuie sur sa propre expérience tout au long du livre. Le passage par la joie de « l'intégration », la pensée réussie qui arrive à combiner des ressentis, perceptions et concepts antérieurs pour proposer des synthèses nouvelles. La chute dans la dépression qui empêche la pensée, ou l'enferme dans des répétitions obsessionnelles.
Il y a quelque chose du road-book dans cet ouvrage, et ce n'est pas son plus petit intérêt. La conception de l'auteur s'appuie sur une expérience de vie. Ainsi le verbe se fait chair et cette dimension de vécu enrichit la compréhension. Dans ce petit traité qui se veut piste plutôt que somme, chacun de nous pourra donc trouver un reflet de sa propre existence et aborder l'énigme de sa propre pensée. Il touchera ainsi à sa façon le mystère qui occupe la philosophie depuis si longtemps, le pourquoi du pourquoi.
Une des objections possibles à la pensée-corps de Billeter vient quand il aborde la question de la liberté. La liberté est présente toujours dans le processus que propose Billeter, en ce sens que le corps réceptacle et vigie du monde peut en concevoir ses limites et les dépasser en lui-même, dans sa pensée. On n'est cependant pas loin du solipsisme qui postule qu'il n'y a pour l'homme d'autre réalité que lui-même. Les sciences sociales ont pourtant tenté depuis plus d'un siècle de montrer qu'il y a des barrières à la pensée dont l'individu seul peut difficilement s'affranchir du fait que l'influence collective le subvertit sans qu'il en soit vraiment conscient.
C'est sans doute autour de cette divergence que peuvent être discutées les propositions de Jean-François Billeter. Loin de vouloir clore le débat, il appelle lui-même à soupeser et prolonger ses idées, dans l'espoir, partagé, d'obtenir une synthèse nouvelle qui retisse le lien entre l'homme la société.
Jean-François Billeter Un paradigme Editions Allia – septembre 2012 - 128 pages