Par Bernard Vassor
LE BOULEVARD S'EN VA !
Né en 1670, le boulevard du Temple est mort en 1861, presque deux fois centenaire. C'est Louis XIV, un roi envers qui l'histoire, vous le verrez, finira par garder quelque indulgence parce qu'il sut réunir à la France l'Alsace et la Lorraine, c'est Louis XIV qui fit combler, puis planter d'arbres le fossé, de la Porte-Saint-Antoine à celle du Temple. D'où une promenade où affluèrent bientôt petits rentiers du Marais et peuple du faubourg. Avec les promeneurs accoururent les bateleurs, paradeurs, montreurs de marionnettes, mimes et autres menus amuseurs, lesquels seuls faisaient concurrence au seul théâtre autorisé de l'époque, le Théâtre-Français. Le temps marcha et avec lui le goût du public pour la comédie. Vers 1760, un arlequin fameux doublé d'un singe omni-savant, comblait chaque soir la salle de son théâtre des Grands Danseurs, le premier des théâtres du boulevard du Temple. Cet arlequin n'était autre que Nicolet, Nicolet en personne, celui chez qui, comme chacun sait et saura tant qu'il y aura des proverbes au monde, «c'était toujours de plus en plus fort». La preuve, c'est que chez Nicolet un auteur fit oublier le singe. Taconnet il se nommait, ou, s'il vous plait, le Molière du boulevard. «Beuveur illustre», il disait : je te méprise comme un verre d'eau, et en dix ans il écrivit soixante pièces dont la Belle Bourbonnaise, d'après une chanson de M. l'abbé Latteignand, chanoine de Reims. Brûlé en 1770, aussitôt rebâti, le Théâtre des Grands Danseurs, ayant joué devant Louis XV et Mme Dubarry devint par suprême faveur le Théâtre des Grands Danseurs du Roi. Non loin de lui s'éleva une deuxième salle ou mieux, comme on disait alors, une deuxième baraque : Théâtre des Associés. Un grimacier, émule du singe savant de Nicolet, un grimacier en fit la fortune. Puis l'on y joua des tragédies où l'on riait, et le directeur Beauvisage, qui tenait l'emploi des tyrans et la parade aussi, inventa le fameux : Entrez messieurs, mesdames, prenez vos billets, on va commencer ! Troisième baraque : celle du sieur Audinot ; à savoir l'Ambigu-Comique. Il débuta par des comédiens de bois que remplacèrent bientôt des enfants. Les prêtres persécutèrent le nouveau théâtre, puis le tout puissant Opéra qui jalousa longtemps les entreprises nouvelles. Mais Sartines, envers et contre tous, permit à l'Ambigu la pantomime à grand spectacle. Et, un beau soir, comme la troupe d'Audinot fit rire aux éclats la du Barry et, ce qui était plus fort, sourire Louis XV, elle eut ses coudées franches. Un jour, enfin, un maréchal-des-logis des dragons de la reine, ayant arraché à deux ravisseurs une jeune fille dans la forêt de Villers-Cotterêts, puis, l'ayant épousée, l'aventure fut contée à Marie-Antoinette qui manda le dragon et le récompensa, et l'Ambigu joua l'aventure, et définitivement il fut lancé.
Le mur murant Paris rend
Paris murmurant
Qui ne connait ce distique ? Il signale un progrès nouveau du cher boulevard, alors qu'en 1777 le mur d'enceinte fut reculé, ses antiques glacis furent comblés, les boulevards Saint-Antoine et du Temple furent pavés, les rues d'Angoulême et du faubourg du Temple furent ouvertes. Un directeur qui ne paie pas ses artistes ne réussit point toujours. C'est pourquoi le théâtre des Jeunes élèves de Thalie fut aussitôt fermé qu'entr'ouvert. Mais un directeur, qui réussit trop bien, parfois contrarie ses confrères. Ainsi fut-il de Valcour, directeur, auteur, acteur, régisseur, qui créa en 1785, à côté de l'hôtel Foulon, les Délassements-Comiques, lesquels brûlèrent, furent reconstruits et prospérèrent toujours si bien, que les théâtres voisins obtinrent du lieutenant de police que la troupe de Valcour jouerait séparée du public par un rideau de gaze. En 1789, ouverture de la Révolution française à grand spectacle. La Bastille est prise, Foulon accroché au plus proche réverbère, Nicolet meurt, et, dirigé par sa veuve, son théâtre devient le théâtre de la Gaîté. Que d'événements ! Et de plus en plus le boulevard s'anime. Et en 1793, voici venir la liberté des théâtres. Partout des pièces parlantes, et Molière fait le tour du boulevard. De temps à autre des acteurs s'en vont à la frontière mourir pour la patrie à moins qu'ils ne reviennent capitaines. D'autres leur succèdent qui partent à leur tour, et ainsi de suite. A l'Ambigu, grand succès de Mlle Louise Masson dans la Belle au Bois dormant ; deux cents représentations. Aux Délassements, prestidigitation con furore. Le Théâtre des Associés passe Théâtre patriotique. On invente les affiches monstres et les changements de costumes, si bien que sur les affiches on lit : «M. Pompée, dans le Festin de Pierre, changera douze fois de costume ; il enlèvera la fille du commandeur avec une veste à brandebourgs et sera foudroyé avec un habit à paillettes».
Ceci est du directeur Salé, un borgne qui joue les arlequins pour l'amour du masque, Salé, le même qui persécuté par les comédiens ordinaires du roi pour les pièces du répertoire français écrivit en 92 : «Messieurs de la Comédie, je donnerai demain dimanche une représentation de Zaïre, je vous prie d'être assez bons pour y envoyer une députation de votre compagnie ; et si vous reconnaissez la pièce de Voltaire après l'avoir vu représenter par mes acteurs, je consens à mériter votre blâme et m'engage à ne jamais la faire jouer sur mon théâtre». Lekain et Préville députés rirent tant que Salé fut autorisé à jouer tout le répertoire, d'où il avait coutume de dire :« Je joue la tragédie pour rire».
Quand le théâtre des Variétés Amusantes, au coin du boulevard Saint-Martin et de la rue de Bondy, monta au grade de Théâtre-Français, la Salle des Jeunes élèves, en face la rue Charlot, autrefois fermée, comme nous l'avons dit, par ordre du roi, pour cause de directeur non payant, rouvrit en Variétés Amusantes, dirigée par l'italien Lazari, un des plus aimables arlequins du monde, qui se brûla la cervelle en 1798, ayant vu en quelques heures son théâtre consumé. En 1796, l'on joua, je vous prie, aux Délassements, l'opéra-comique, la tragédie, la comédie. Potier y débuta et Cazot et bien d'autres, et Mlle Lolotte dans la Belle Indienne s'en alla aux astres. En 1805, le très spirituel, très hardi et très royaliste Martainville faisait les délices du boulevard. C'est le même qui, à quinze ans, traduit au tribunal révolutionnaire, corrigea ainsi le président : «Citoyen président, tu te trompes, je ne m'appelle pas de Martainville, mais Martainville ; n'oublie pas que tu es ici pour me raccourcir et non pour me rallonger». C'est de Martainville le premier Pied de Mouton, si supérieur à ses cadets. En ce temps-là aussi, l'Ambigu lança le mélodrame à tous crins, et le boulevard du Temple se nomma boulevard du Crime. Révalard, le plus doux des hommes, qui se laissait battre par sa femme, s'y gagna une réputation de tyran émérite et de brigand hors ligne ; ce bon Révalard qui, une fois, à Reims, effrayé du danger que pouvaient faire courir aux spectateurs les bourres de soleil dans le bombardement final du Siège de Calais, afficha : «Les personnes qui nous honoreront ce soir de leur présence, sont prévenues que le bombardement n'aura plus lieu qu'à l'arme blanche» ; et une autre fois à Laon où il avait joué devant les banquettes ; «La troupe de M. Révalard, touchée de l'accueil empressé que les habitants ne cessent de lui faire, a l'honneur de les prévenir qu'au lieu de partir après-demain ainsi qu'il a été annoncé, quittera la ville demain matin à six heures». Et comme au bon temps du maréchal de Richelieu, l'esprit d'opposition avait son refuge au boulevard du Temple. Témoin l'affiche suivante aux Délassements-Comiques : «5 vendémiaire, an VII de la République, première représentation de la Souveraineté du Peuple, comédie suivie des Horreurs de la Misère, drame terminé par la Débâcle, parodie mêlée de couplets». C'était bête comme tout ce qui vient de la réaction ; mais en ces heures-là, c'était courageux, et le directeur n'eut que le temps de descendre quatre à quatre l'escalier dérobé. Plus tard, l'on jouait à l'Ambigu Tékéli, au moment de la conspiration de George Cadoudal : un valet de moulin projette de livrer Tekeli proscrit et fugitif, le meunier lui crie : «Malheureux ! comment, tu irais livrer un proscrit, tu vendrais un homme ! Tu ne sais donc pas que le métier le plus lâche, le plus vil, est celui de énonciateur». Et le public d'applaudir à ce passage que l'on jurerait écrit à l'adresse «la presse immonde» de 1871, et la pièce d'être interdite. Au temps du premier Napoléon qui ne fut point hélas ! le dernier, le boulevard du Temple monta en vogue, nonobstant le sot et brutal décret de 1807 qui supprima vingt-cinq théâtres. Ce n'étaient tout du long qu'établissements de plaisir plus ou moins moraux d'ailleurs, boutiques célèbres, parades étourdissantes. Tout Paris s'y promenait sous les arbres centenaires, à travers les badanderies compactes, au bruit de mille boniments. Ici, à gauche, le Café Turc, là sur la place où fut l'hôtel Vendôme, la Rotonde de Paphos, plus loin les Tontines de jeux importées sous Louis XV par l'italien Tonti, lesquelles rapportaient bon an mal an sept à huit cents millions pour faire la guerre ; toujours la guerre, car ce qui vient de la flûte s'en va au tambour : Ici, à droite, ce n'étaient que cabarets biscornus, pâtisseries à bouches que veux-tu, cafés chantants à tout rompre, théâtres quand même, Thévenélin et ses automates, le Théâtre des Pygmées ou le Monde en miniature où, par un système de glaces l'on voyait la mer à l'infini, où un âne se changeait en moulin et un Chinois en paravent ; le Lycée Dramatique qui vécut un printemps, les cafés Chinois, et du Bosquet et de la Victoire, le cabaret étrange, antique et proverbial de l'Épi-scié, comme qui dirait le Paul Niquet de l'époque, un gîte bien connu des limiers de la police, et le Théâtre de la Malaga, où l'on dansait sur la corde bien mieux que chez les diplomates ou à la cour du grand homme, et les Oiseaux Savants de Dujon, et que sais-je encore ? On entendait sur l'incomparable boulevard, du matin au soir et du soir au matin, Bobèche et Galimafré, «les deux niais célèbres», un ex-tapissier et un ex-menuisier, amis comme au Monomotapa, Bobèche et Galimafré dont les parades modèles demeureront l'éternel désespoir des paillasses présents ou à venir. Ils ne se séparèrent qu'en 1814, après avoir fait ensemble le coup de feu contre les alliés. Galimafré ne voulant point parader pour les Prussiens et autres Cosaques passa machiniste à l'Opéra-Comique où trente années durant il garda le côté cour, et Bobèche fréquemment appelé chez les grands s'intitula le premier bouffon du gouvernement. Sous leurs tréteaux on voyait le cabaret : A la bonne Amitié où toute la vie l'on se battait. On voyait audit boulevard le cabinet des figures de cire de Curtius, venu au monde en 1787, et dont les personnages muets et immobiles, changeaient d'appellation au gré des évènements, ni plus ni moins que des hommes politiques. Telle femme, autrefois Geneviève de Brabant, s'était, la Révolution aidant, transformée en Charlotte Corday, l'ange de l'assassinat, et beaucoup plus tard s'était convertie en bergère d'Ivry, l'ange assassinée. Il y avait surtout chez Curtius un groupe de poupées qui lui coûtait fort cher, car elles changeaient de costume autant de fois que la France de gouvernement. Ce groupe, c'était au temps jadis «Louis XV et son auguste famille», d'où il était devenu, non sans quelques péripéties intermédiaires, «le Directoire et son auguste famille», auxquels succédèrent » les trois consuls et son auguste famille» pour faire place à l'Empereur et sa famille dito, en attendant... vous devinez le reste. On voyait sur le boulevard du Temple le chien Munito, qui défiait aux jeux de l'arithmétique le père Bezout, on y voyait la toute adorable Fanchon la Vielleuse, on y voyait aux heures de soleil et de foule, découverte d'une robe de gaze en plein hiver, une femme, une chanteuse, une mendiante, guidée par un vieux cabotin de province, qui marmonnait aux passants : Messieurs, ayez pitié de Mlle Masson qui a fait courir tout Paris pendant deux cents représentations dans la Belle au bois dormant... En vérité, je vous le dis, on y entendait, on y voyait tout et mille autres choses encore. Mais dépêchons, car aussi bien le boulevard du Temple, mouvant panorama de tous les plaisirs, synthèse de tous les engouements de la grand'ville nous pourrait mener loin, plus loin qu'il ne faut. En 1815, tandis que les immortelles poupées de Curtius s'anabaptisaient «les alliés et son auguste famille», le Théâtre des Associés, qui était devenu un Théâtre patriotique, qui s'était changé en un Théâtre sans prétention, qui s'était transformé en un Café d'Apollon, devint Théâtre de Mme Saqui, où tous les soirs cette reine des acrobates, cette dixième muse des diplomates et des philosophes, traversait la salle du plancher de la scène jusqu'à l'empyrée du poulailler, par-dessus trois étages d'applaudisseurs fanatisés. Ce que voyant, un sieur Bertrand (rien de Robert Macaire) imagina de créer le célèbre et glorieux théâtre des Funambules. Depuis l'irréparable absence de Bobêche et Galimafré, personne n'avait osé rouvrir leur salle. Vint un sieur Provot, plus hardi que les autres. Faute de Bobêche et de Galimafré, il s'adressa au public par des marionnettes, et mettant sa fortune sous l'invocation de l'italien infortuné, il fonda le Petit Lazari. Cependant, vers 1826, le boulevard du Temple perdit un de ses plus considérables et précieux hôtes. Pour cause de feu d'artifice, et selon l'habitude des théâtres contemporains, l'Ambigu, un soir, tomba en cendres, et s'alla rebâtir là où nous le voyons aujourd'hui, et où longtemps il traîna la misère, tant il est vrai que la Fortune comique n'aime point à s'éloigner de son boulevard favori.
A suivre...
Extrait de :
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (03.VII.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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