Qu’on le veuille ou non, la « question juive » ne laisse de se poser au centre de l’époque, y compris du point de vue national. C’est une question difficile en soi, et rendue d’autant plus difficile que s’y mêlent toutes sortes d’affects, de l’adhésion fanatique à la haine brute. Chacun connaît les mots-clés par lesquels l’actualité s’informe et se désinforme à partir de la question – notamment sur la toile, devenant à cet égard l’abîme où se déversent les plus viles passions : du « juif » au « sionisme », de l’« antisémitisme » à « Israël », je passe sur les termes plus polémiques. La question juive, telle qu’elle se pose aujourd’hui en France, n’est pas seulement la question de la présence et du statut du peuple juif dans une nation héritée de la Grèce, du christianisme et de la philosophie universaliste des Lumières ; la question juive résonne aujourd’hui en écho à la question d’une identité historique et traditionnelle en temps de mondialisation. Peuple revendiqué comme peuple de transmission et lié d’un sentiment d’appartenance commune.
La visite du premier ministre israélien ce jeudi, reçu en grandes pompes à Toulouse par François Hollande, à en croire les médias et certaines franges de l’opinion (certaines fanges aussi parfois), n’a rien d’anecdotique. A la commémoration de la tuerie de Toulouse – perpétrée dans un contexte de tensions inter-communautaires sur le sol d’une République qui se voudrait « indivisible » – s’ajoute une grandiloquente cérémonie de communion quasi mystique entre la France et l’État hébreu (envoyée spéciale pour Marianne, Martine Gozlan évoque « les drapeaux presque entrelacés qui festonnent le gymnase », et les hymnes nationaux chantés à l’unisson).
On peut noter au passage, non sans sidération, la complaisance du Président « socialiste » à l’égard d’un chef politique qui représente en Israël la branche dure du nationalisme. Car, tandis qu’en France, M. Hollande jugerait abject et nauséabond qu’un Président de droite libérale propose un grand débat sur l’identité nationale, il affirmera haut et fort, devant Netanyahu, son amitié profonde envers Israël, nation précisément fondée sur une conception extrêmement forte de l’identité nationale : conception ethnique et religieuse. Cette duplicité rend bien compte de ce que représente la pensée de gauche aujourd’hui, ou plutôt son déficit de pensée. L’identité : notion insupportable quand on l’applique au peuple de France, source d’émerveillement quand elle s’applique aux autres. L’accueil présidentiel du ministre israélien provoque ce type d’interrogation : le peuple juif est-il, du point de vue moral, seul en droit d’assumer son socle identitaire, non seulement national, mais jusqu’au métaphysique, au mythique, à l’essentialisme : celui d’une histoire envisagée à l’aune des thématiques de la provenance, du retour aux sources et du messianisme ?
Quelque chose de profondément malaisé à saisir se loge dans la question du rapport de la France au judaïsme, à partir de quoi se pose la question du rapport de la République au particularisme. La République se fonde sur l’héritage chrétien du personnalisme universel – touts hommes, toutes femmes, égaux en nature, sans distinction de race, etc. C’est à cet universalisme conquérant que le régime de Vichy et l’hitlérisme ont opposé leurs conceptions racialistes, infligeant à l’Europe démocratique une blessure sans précédent. De là s’ensuit un malentendu à la source de nombre de mésinterprétations actuelles : on n’a pas seulement interprété l’extermination comme une interruption du mythe universaliste, et comme un coup porté à l’idéal de la fraternité universelle, mais comme le fait même de la pensée européenne, de son histoire, de son héritage, de sa prétention à l’universalité, magistralement incarnée par la philosophie de Hegel. La faute non seulement au nazisme mais à l’Europe elle-même (pour un exposé particulièrement pointu de cette généralisation, voir le terrible ouvrage de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003). L’universalisme se parant de l’idéal de la paix et de la réconciliation, finalement démasqué comme volonté d’extermination.
Or, à la manière dont Hegel distinguait entre un « bon » et un « mauvais » infinis, peut-être oublie-t-on, dans la fascination des structures historiques, de distinguer entre bonne et mauvaise universalités. Cette distinction, à son tour, n’admet pas de définition trop rapide, trop binaire (par exemple entre le « bon universalisme chrétien » et le « mauvais universalisme des Lumières »). Il faudrait voir comment l’universalisme – comme utopie ou comme projet – traverse les âges de l’Europe, depuis la pensée grecque (du Logos) et le christianisme jusqu’à l’âge moderne, suivant des trajectoires plus ou moins heureuses et plus ou moins favorables. L’universalisme, en tant qu’idée politiquement régulatrice, tient sa légitimité de l’éthique dont il est porteur. Celle-ci pourrait se résumer en deux principe : celui du rassemblement fraternel, fondé sur l’apriori d’un en-commun ontologique, et celui de la possibilité de résorber les conflits particuliers, au nom d’un grand projet civilisationnel. On retient la positivité d’une éthique pacifiante, qui fait appel au meilleur de la raison et de l’imagination jointes. Mais quand l’universalisme se traduit en globalisation, en mondialisme, comme processus déterminé et échappant à la volonté générale, processus qui n’est plus en vue de l’unification mais, dans les faits, uniformisation et nivellement, alors on a affaire au « mauvais » universel, ou à un universalisme « malade ». De ce mauvais universalisme, on trouve la préfiguration exemplaire dans les formes du fascisme et du totalitarisme bolchévique, puis, pour notre temps, dans un processus d’annihilation hégémonique des cultures, d’une hégémonie qu’on dit « occidentale ». L’universalisme abstrait, sous cette forme, trouve effectivement à se piquer à l’aiguillon de l’identité juive, d’où l’on pourrait interpréter la source d’une volonté d’anéantissement qui ne motivait pas seulement Hitler mais, notablement, l’URSS de Staline.
Il serait donc possible d’admettre la particularité d’une nation et d’un peuple – histoire, héritage, mythe et appartenance collective – tout en conservant l’idée régulatrice de l’universalisme comme projet perpétuel de pacification : ce qui est toujours à mettre en œuvre, au nom d’une civilisation toujours à venir. La présence d’Israël comme territoire oblige à réviser nos conceptions de l’universalité et agit en quelque sorte comme correctif, afin qu’une volonté saine en son principe ne se laisse pas corrompre en volonté destructrice, comme la négation de tout enracinement identitaire. A revers, le particularisme juif doit aussi pouvoir se laisser « piquer » à l’aiguillon de l’éthique universaliste, afin que la spécificité dont il est porteur ne devienne pas la revendication d’un pur exclusivisme – où le monde se laisse réduire à l’alternative la plus tranchée, entre juifs et non-juifs. Cette conception rigide, excessivement binaire et judéocentrée, trouve malheureusement à se frayer de nombreuses voies dans les interprétations actuelles de la pensée juive du XXe siècle (une pensée que travaille de bout en bout la tragédie de l’extermination).
Exemplaire, à cet égard, est le dernier ouvrage de Gilles Hanus, Échapper à la philosophie : lectures de Lévinas (Verdier, 2012), où l’auteur, bien qu’admiratif, semble parfois reprocher au maître de ne pas toujours aller suffisamment loin dans la revendication du caractère intrinsèquement « juif », en un sens très orthodoxe, de sa pensée. Ayant lu cet ouvrage avec beaucoup d’intérêt (que le lévinassien me pardonne l’emploi d’un terme si fortement connoté), je ne cache pas avoir souvent ressenti un certain malaise quand au statut privatif que l’auteur semble vouloir m’octroyer, celui du « non-juif » (avec toutefois de nombreuses et subtiles acceptions talmudiques de cette non-judéité), comme si l’auteur s’adressait d’abord et voir exclusivement aux « siens » (bien qu’il ne soit pas juif lui-même, comme il me l’a précisé par mail), et que l’ensemble de son projet (contenu dans le titre) pouvait se résumer à ce que Benny Lévy appelait l’« être-juif ». Ce qui m’a paru, je dois le dire, comme une manière par trop limitée d’« échapper à la philosophie » et de faire jouer les ressources de la pensée lévinassienne.
L’histoire, après Auschwitz, ne reprend pas son cours comme si rien ne s’était passé : la scission est bien réelle, et on n’a pas fini d’en méditer la portée ; pour autant, sommes-nous assignés à la « réalité » du politique et de la guerre, au tragique de l’histoire, comme le juif fut assigné de force à son judaïsme au cours des années sombres ? Ne doit-on pas, fors des leçons du XXe siècle, nous remettre à penser la question de la paix et de l’amitié des peuples, du dépassement des conflits, dans un contexte de globalisation où, en réalité, se défait un monde, ravagé par les inégalités et par les guerres ? Le messianisme, qu’il soit juif ou chrétien, ne relève-t-il pas de l’ordre d’une promesse toujours prononcée contre ou malgré l’histoire, contre ou malgré ses déterminations tragiques, desquelles nul, pas même le juif, ne semble pouvoir échapper (qu’on la comprenne comme histoire d’un peuple ou comme histoire universelle) : la promesse d’une délivrance universelle ? Et cette délivrance, pour notre siècle, ne pourrait-elle s’accomplir dans notre manière d’échapper ensemble à la malédiction d’Auschwitz (« car si Dieu était absent dans les camps d’extermination, le diable y était très évidemment présent », écrit Lévinas) et de ces formes insanes de l’universalisme, telles que la mondialisation nous y enchaîne et nous entraîne, comme inexorable, vers la tragédie ? Délivrance de l’universel, au sens d’une transcendance d’où l’humanité, avec ses peuples et ses cultures, reçoit son ultime appel.