Parmi les différents sujets et thèmes que le Japon d’après-guerre emprunta aux fictions occidentales, on peut compter celui des super-héros – et bien qu’il était encore assez récent quand l’archipel entra dans la modernité (1). Si la notion de surhomme se retrouve dans toutes les cultures (2), le concept de super-héros s’en distingue souvent en se présentant comme une branche cousine de ce thème, et une itération qui resta longtemps l’apanage des anglo-saxons. Entre autres exemples apparus dans les production japonaises, on peut citer Kamen Rider (Shotaro Ishinomori ; 1971) ou The Bio-Booster Armor Guyver (Yoshiki Takaya ; 1985), du moins si on retient comme définition de ce genre celui du surhumain qui met ses pouvoirs au service de l’humanité.
Tiger & Bunny se place dans une mouvance assez traditionnelle du genre, qui s’inscrit dans le style narratif fondé jadis par Stan Lee au début des années 60 et dont un des points-clés consistait à développer les problèmes personnels des super-héros en-dehors de leurs activités de justiciers : voilà pourquoi, par exemple, Les Quatre Fantastiques (S. Lee & Jack Kirby ; 1961) se disputent sans cesse et pourquoi Spider-Man (S. Lee & Steve Ditko ; 1962) est toujours sans le sou ou bien rencontre constamment des difficultés dans ses relations avec le sexe opposé. Tiger & Bunny prend le même point de départ et de telle sorte qu’une bonne partie de ce récit s’articule autour de la vie quotidienne de chacun de ses deux protagonistes principaux.
Mais ne croyez pas pour autant que tout ici se résume à des tranches de vie. Car si le quotidien de Tiger s’avère assez classique pour sa relation souvent difficile avec sa fille qui ignore la double vie de son père, comme c’est souvent le cas avec les super-héros puisqu’ils ne peuvent avouer leurs activités de vigilants à leurs proches, de son côté Bunny présente une histoire radicalement différente qui deviendra d’ailleurs un élément-clé de l’intrigue globale liant chacun des épisodes. Et ceci à travers une narration pour le moins riche en rebondissements et en action pure qui traduit tout l’immense savoir-faire de Sunrise, au point d’ailleurs que Tiger & Bunny devint vite un des événements de l’actualité anime de 2011, et non sans raison.
Pourtant, l’intérêt principal de Tiger & Bunny se situe malgré tout sous cette apparence en fin de compte assez simple, ou du moins déjà vue quelque part. Car on trouve bel et bien ici une déconstruction du genre super-héros : réduits à l’état d’égéries éphémères d’une société de surconsommation, ils y perdent leur auréole de chevaliers servants pour adopter celui, bien moins enviable, du produit qu’on jette après usage et dont plus personne ou presque ne se souvient après quelques années à peine – et alors même que le héros se doit, de par sa définition même, de demeurer éternel dans les mémoires… Doit-on y voir une volonté de résister à ce courant qui, depuis le tout début de ce siècle, nous abreuve de toujours plus de super-héros, et ce jusqu’à la nausée ?
Peut-être bien. Cependant, l’idée de fond semble plus en prise avec notre présent où ces programmes de télé-réalité prennent toujours plus de temps de cerveau disponible. Car en pervertissant de la sorte les héros de ce futur proche, l’émission Hero TV se veut une ultime assimilation de ce qui reste un des principaux opposants à l’idéologie libérale : le surhomme, en effet, de par ses capacités supérieures à celles des humains normaux, met à mal le principe fondamental du libéralisme traditionnel qui exige que les chances soient les mêmes pour tous (3). Ainsi, la déconstruction du genre super-héros se double-t-elle ici d’une dénonciation des excès d’un temps, ceux-là même qui nous vendent des rêves en carton pour mieux nous anesthésier…
Enfin, il vaut peut-être de préciser que cette série s’inscrit dans une science-fiction qui prétend à une certaine qualité de fond en proposant une vision d’un monde où l’apparition de super-héros contribua à faire évoluer cet univers dans une direction bien spécifique (4), à l’inverse de l’écrasante majorité des itérations du genre qui s’enlisent dans une redite permanente.
Pour toutes ces raisons, vous vous verriez bien inspirés de ne pas passer à côté de Tiger & Bunny : pour ses idées comme pour sa réalisation, cette œuvre mérite bel et bien toute votre attention.
(1) je retiens ici la notion moderne du genre des super-héros, apparue avec Superman (Jerry Siegel & Joe Shuster ; 1938), et laisse délibérément de côté des œuvres antérieures que certains puristes y rattacheraient peut-être, comme le Nyctalope (Jean de la Hire ; 1911) ou The Shadow (Walter B. Gibson ; 1930), voire même Doc Savage (Lester Dent ; 1933), parmi d’autres exemples. ↩
(2) Jacques Goimard, « Du Surnaturel au supranormal », préface à Histoires de pouvoirs (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3770, 1975, ISBN : 2-253-00739-0). ↩
(3) Gérard Klein, « Surhommes et Mutants », préface à Histoires de mutants (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3766, 1974, ISBN : 2-253-00063-9) ; lire ce texte en ligne. ↩
(4) pour le rapport entre science et société dans la science-fiction, lire l’article « Social Science Fiction » d’Isaac Asimov (Modern Science Fiction: Its Meaning and Its Future, New York : Coward-McCann) ; lire un exemple dans l’article « Asimov’s Three Kinds of Science Fiction » sur le site tvtropes.org (en). ↩
Adaptations :
Sous forme de deux mangas : Tiger & Bunny: The Comic, par Erika Yoshida et Hiroshi Ueda, sorti au Japon en 2011 et actuellement sans édition française, et Tiger & Bunny, par Mizuki Sakakibara, sorti la même année mais publié en France chez Kazé depuis octobre 2012.
Une paire de films pour le grand écran et réalisée par Yoshitomo Yonetani est aussi en cours de réalisation : Tiger & Bunny -The Beginning- sortit au Japon en septembre 2012, et Tiger & Bunny -The Rising- est prévu pour début 2013.
On peut aussi évoquer le jeu vidéo Tiger & Bunny On Air Jack! développé par Namco Bandai Games pour la PSP et sorti au Japon en septembre 2012.
Enfin, une pièce de théâtre, Tiger & Bunny the Live, fut à l’affiche du Zepp Diver City de Tokyo en août et septembre 2012.
Notes :
Le personnage d’Agnès Joubert, productrice de l’émission Hero TV, semble une référence à Alexia Laroche-Joubert, productrice française de plusieurs émissions de télé-réalité. Cette suspicion est corroborée par sa façon de saluer Tiger et Bunny dans l’épisode cinq : au lieu d’utiliser le japonais « konnichiwa », elle emploie le français « bonjour ».
L’épisode 15 montre des clins d’œil au film Metropolis (Fritz Lang ; 1927) : outre le nom de Rotwang, le même que celui du savant qui créa le robot Maria dans ce film, l’un des robots ressemble beaucoup à ladite Maria. Le second robot, par contre, évoque un autre film, Planète interdite (Fred M. Wilcox ; 1956) et son célèbre Robby.
La ville de Stern Bild où se déroule l’essentiel de l’action de cette série se base sur l’île de Manhattan sur le plan visuel. On peut en effet y voir des repères comme l’Empire State Building, dans l’épisode 16, le Rockefeller Center, dans l’épisode 19, ou encore Central Park, dans plusieurs autres épisodes.
Environ la première douzaine d’épisodes de la série se trouve disponible en streaming légal sur la chaîne Dailymotion de l’éditeur français, KZplay, en version originale sous-titrée. La seconde moitié est aussi disponible sur la même chaîne, mais en VoD (service payant, donc).
Tiger & Bunny, Keiichi Satou, 2011
Kazé, 2012
25 épisodes, pas d’édition intégrale disponible à ce jour