Maître anonyme, Bruges, 2e ou 3e quart du XIIIe
siècle,
Le mois de mai (détail) : un homme chassant au faucon.
Enluminure sur parchemin, Psautier, Manuscrit Royal 2 B III, f. 4r,
Londres, British Library (cliché © British Library)
Tout comme celles de Discantus, chaque nouvelle parution d’Alla francesca est attendue, voire espérée, par un grand nombre d’amateurs de musiques médiévales qui suivent les propositions passionnantes de ces deux ensembles cousins depuis plus de vingt ans. Annoncé à la suite de sa création en concert au Musée national de Moyen Âge à la fin du mois d’avril 2011, l’enregistrement qu’il nous propose aujourd’hui chez Æon est consacré à l’un des plus grands trouvères du XIIIe siècle, Thibaut de Champagne.
Si les manuels d’histoire de France n’oublient jamais de mentionner les princes qui laissèrent à la postérité des œuvres
littéraires, le plus célèbre étant sans doute Charles d’Orléans (1394-1465) dont la renommée poétique éclipse presque le reste de la destinée, la position subalterne occupée par la musique dans
notre pays fait que l’on passe complètement sous silence ceux qui furent également compositeurs. Qui sait aujourd’hui que Guillaume IX (1071-1127), duc d’Aquitaine et septième comte de
Poitiers, fut le premier de nos troubadours ou que son arrière-petit-fils, Richard Ier dit Cœur de Lion (1157-1199), ne dédaignait pas trousser quelques chansons, dont une au moins
est parvenue jusqu’à nous avec sa mélodie (Ja nus hons pris ne dira sa raison, voir ici). Tel fut aussi le cas de Thibaut, fils posthume de Thibaut III, mort six jours avant sa naissance, le 30 mai 1201 à Troyes, et de Blanche de
Navarre, comte de Champagne et roi de Navarre – c’est sous ce dernier titre qu’il apparaît dans le manuscrit Français 844 de la Bibliothèque nationale de France,
Personnalité multiforme, donc, que celle de ce Thibaut à la fois soudard fort en gueule, puissant prince jaloux de son
autorité et poète d’un raffinement exquis qui nous lègue un ensemble conséquent d’œuvres, une soixantaine en tout, dont le disque d’Alla francesca donne, aux côtés de pièces instrumentales au
nombre desquelles certaines des fameuses estampies royales du « Chansonnier du roi », un aperçu assez complet. On y trouve des chansons d’amour – les plus nombreuses, bien résumées
quant à leur idée générale par De fine amor vient seance et biautez –, de croisade, dont Seignor, saichiés qui or ne s’en ira dit l’exaltation belliqueuse et Au tans plain
de felonie les hésitations face à la douleur du départ, ou pieuses en l’honneur de la Vierge, comme Dou tres douz non a la virge Marie dont chaque strophe égrène et glose les
lettres qui composent son nom, de pastourelles (série des strophes dialoguées avec refrain mettant en scène le jeu de la séduction entre un chevalier et une bergère), illustrées ici par les
réjouissants J’aloie l’autrier errant et L’autrier par la matinee, de débats – sur l’amour dans Dame, merci, une rien vos demant –, de jeux-partis (discussion sur un
sujet philosophique rimé et dialogué)
Les quelques extraits des concerts consacrés à ce projet disponibles sur Internet laissaient particulièrement bien augurer du
disque d’Alla francesca (photographie ci-dessous) ; il est peu de dire que ces promesses sont tenues tant la réalisation que l’ensemble nous offre aujourd’hui est, sur tous les plans, une
totale réussite. Il faut tout d’abord souligner la clairvoyance avec laquelle le programme a été conçu, même si l’on peut déplorer qu’une pièce aussi belle qu’Aussi conme unicorne sui
ait été écartée car ne figurant pas dans le « Chansonnier du roi », proposant un très large aperçu du talent de Thibaut et ménageant des pauses instrumentales bienvenues qui scandent
les différents climats de l’enregistrement et renforcent sa cohérence interne en l’éloignant des limites inhérentes au genre du récital pour en faire un véritable portrait d’un homme et d’une
époque. Ensuite, les choix interprétatifs, dont on sait l’importance qu’ils revêtent dans le domaine de la musique médiévale, compte tenu du caractère souvent elliptique des sources (voir
ici, à titre d’exemple, le manuscrit
des estampies), sont toujours effectués avec cette sûreté de goût et cette justesse d’approche qu’autorisent la longue fréquentation d’un répertoire et l’humilité face à lui qui porte à ne rien
ajouter qui ne soit nécessaire pour le porter jusqu’à l’auditeur d’aujourd’hui.
Alla francesca
Pierre Bourhis, chant, Emmanuel Vistorky, chant, Vivabiancaluna Biffi, vièle à archet, Michaël Grébil, luth, cistres,
percussion
Brigitte Lesne, chant, rote (harpe-psaltérion), harpe, percussion, cloches à main & direction
1 CD [durée totale : 64’00”] Æon AECD 1221. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Septime estampie real
2. Chançon ferai, que talenz m’en est pris
Emmanuel Vistorky, Pierre Bourhis
3. Dou tres douz non a la virge Marie
Brigitte Lesne
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Thibaud de Champagne : Le chansonnier du roi (Amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle) | Champagne Thibaud de par Alla FrancescaIllustrations complémentaires :
Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Gilles de Beaumont), entre c.1250 et c.1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 49v, Paris, Bibliothèque nationale de France
Maître anonyme, Initiale historiée C (chanson de Pierrequin de la Coupelle), entre 1250 et 1300, Manuscrit Français 844 (« Chansonnier du roi »), f. 163r, Paris, Bibliothèque nationale de France
La photographie de l’ensemble Alla francesca, avec les musiciens réunis pour le projet Thibaut de Champagne, est d’Alain Genuys, utilisée avec autorisation.