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Où sont passés nos morts ?

Publié le 02 novembre 2012 par Tchekfou @Vivien_hoch
Où sont passés nos morts ?

Le cimetière des Innocents vers 1750

Curieuse société qui fait abstraction de la mort. Le rapport que nous aurions avec nos morts fondrait les ressorts philosophiques de notre existence : Philippe Muray, pour débuter son ouvrage sur la dixneuviémité (Le 19e siècle à travers les âges, éd. Denoël, 1984), nous fait part du transfert du cimetière des Innocents en dehors de Paris, comme date fondatrice de la modernité.

« C’était le 7 avril 1786 […] Début d’un ensemble d’événements qui se terminent vingt et un mois plus tard en janvier 1788.

[…] Tout un décor, une atmosphère, une esthétique, une symbolique. La pièce capitale du dossier. L’image au-dessous du tapis. Est-ce que les spectateurs et les acteurs, enfin ceux qui virent se dérouler les choses à cette époque-là, les événements de 1786, en conçurent des soupçons, des intuitions, eurent la moindre sensation que quelque chose de tout à fait formidable était en train de se produire ? A lire les mémoires, les récits, les analyses de l’époque, on peut sérieusement en douter. D’autres faits d’ailleurs sont venus, à grand fracas sanglant, qu’il est tout à fait normal que ceux-là aient été refoulés.

L’événement dont je vais parler, à côté, fera pauvre figure. Trop bref, modeste, local, apparemment non politique, non culturel, non religieux. Parisien, nocturne et furtif. Presque oublié des historiens. Anecdotique sans conséquence […]

Cherchons bien. Là-bas. Cette nuit-là. Qu’est-ce qui se bouscule dans les ténèbres ? Venez, faufilons-nous, rapprochons-nous de l’œil fermé du tourbillon. 7 avril 1786. Quelle mêlée, si tard le soir ! Une émeute ? Un grondement de révolte ? Les prodromes du puissant séisme ? Du mécontentement populaire ? Non. Silence étrange au contraire, inhabituel. Bruissement de la foule. Curiosité, stupéfaction. Un peu d’horreur çà et là sur les visages. Qu’est-ce qui se passe ? Où est-on ? Jouons coudes, introduisons-nous. Quelle cérémonie insolite…

Où est-on ? Dans un cimetière. Ou du moins dans ce qu’il en reste. Pas un de ces cimetières d’aujourd’hui jalousement murés à l’écart. Non, un de ceux de Paris d’autrefois comme nous ne les reconnaîtrions pas. Où on marchait presque sur les morts, pataugeait dans des ossements, circulait librement, continuait ses affaires pendant que des morceaux de chairs récentes remontaient  à fleur de terre, mêlés aux déchets plus anciens.

Voilà, on est aux Innocents, le cimetière des Innocents. Ah ! L’odeur fétide se comprend, la densité de puanteur, le brouillard qui prend à la gorge. Epandage qui flotte et stagne, semble brunir les maisons, laisser des traces sur les gens. Entre la rue Saint-Denis, la rue aux Fers, les rues de la Ferronerie et de la Lingerie. Les églises, Saint-Eustache, Saints-Innocents. Les chapelles d’Orgemont, de Villeroy, de Pommereux et de la Vierge. Le ventre de Paris ? Les Halles ? Mais non, le dortoir de la ville, son usine à sommeil définitif. La chambrée pour la sieste des morts déjà retournés au Paradis. En grec, cimetière veut dire simplement endroit où on dort, rien d’autre ; pas de quoi en faire un séjour éternel ; pas de quoi vouloir absolument que ce soit la nécropole irréversible. Les sombres appas du trépas, le grand fleuve d’où on ne revient plus. Tout cela est étymologiquement bien étranger au sens grec innocent du mot cimetière. Ce qui explique que c’est justement ce sens innocent qu’on va s’efforcer d’effacer entre avril 1786 et janvier 1788.

[…]

Mais il existait d’autres bonnes raisons pour en finir avec ce charnier trop remuant. Depuis des siècles, le cimetière des Saints-Innocents était devenu un lieu de débauche. Orgie, sabbats et pourriture ! Il y a bien longtemps déjà, Philippe Auguste avait pris des mesures. Il avait fait ceinturer le cimetière d’un long mur qui cachait les déambulations des prostituées, leurs rencontres et leurs transactions. Un mur avec des ouvertures… C’est même alors qu’une église dédiée aux saints innocents commença à y être édifiée. Comme quoi la monarchie catholique  semble bien avoir été mal à l’aise avec le malaise sexuel que l’esprit nouveau de la fin du 18e siècle qui va exiger de faire passer son bulldozer des Lumières sur le charnier, sur la débauche, sur tout et qu’on en parle plus jamais. Naïf ancien régime qui ignorait les vertus des solutions finales ! Les scènes sexuelles poussent dans le terreau du cimetière comme les algues sur les coquillages ? Qu’à cela ne tienne, on clôture. Puis on construit une église. Et on la dédie aux saints innocents. C’est-à-dire qu’on rappelle au genre humain qu’il est toujours en état de péché.

[…] Au cimetière, de nouveau ce soir. Depuis combien de temps sont-ils là ? Beaucoup ont l’air stupéfaits, un peu terrifiés. On ne les avait pas avertis que ce serait cette nuit, le grand début. La première des nuits décisives. Les voisins, les habitants du quartier, se sont réveillés, rhabillés, faufilés dans la masse. Un peu hagards, ils observent les ombres ondulantes des croix dans la fumée qui monte des torches et des flambeaux […] Cette nuit, le mauvais rêve est fini. On va déménager le cimetière.

Où sont passés nos morts ?

Le cimetière des Innocents (près de Saint-Eustache, dans le quartier des Halles) avait été en usage pendant près de dix siècles et était devenu un foyer d’infection pour tous les habitants du quartier. Après de multiples plaintes, le Conseil d’État, par arrêt du 9 novembre 1785, prononça la suppression et l’évacuation du cimetière des Innocents.

Si j’ai l’air de soupçonner cet évènement de constituer la date capitale inaugurale de l’histoire que j’entreprends de raconter, c’est d’abord comme je l’ai dit parce qu’après des siècles où la situation avait été supportée en tout cas  comme allant de soi, assez naturelle pour n’être note que par quelques spécialistes de l’hygiène, quelques urbanistes, des médecins, on sort brusquement du silence. En un clin d’œil dirait-on. Du jour au lendemain, ou presque. Personne ne peut plus vivre là, c’est devenu impossible, absolument immoral, en tout cas funeste certainement. Qu’est-ce qui a changé, entre cet avant et cet après ? Comment tout cela a-t-il changé ? En si peu d’années, d’un ordre de pensée à un autre ? Fascinante coupure, puisqu’en apparence injustifiable. Ils vivaient depuis des générations sans faire attention à leur environnement, et puis soudain ils se rendent compte. Ce sera les morts ou eux, et tout de suite. Sans négociations ni retard. »


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