La responsabilité de combattre la diffusion des discours négatifs qui accusent en permanence l’islam et les musulmans incombe, en grande partie, à la société civile arabe et musulmane.
Par Soufiane Kherrazi, depuis le Maroc.
Mais la particularité occidentale de cette instrumentalisation est désormais une donnée du passé, car aujourd’hui et de façon très inquiétante, ces mêmes propos, en suivant une logique de généralisation, sont aussi bien présents au sein des sociétés majoritairement musulmanes. En d’autres termes, cette normalisation binaire, importée de manière inaperçue, a su comment se trouver une place même dans les sociétés arabes. Cela se voit clairement au niveau des termes utilisés dans les débats et discours politiques ou identitaires où sont distinguées - comme en occident - deux entités : « Nous, les Musulmans » et « Eux, les Islamistes », alors qu’en principe [1], islam et islamisme, et donc musulman et islamiste, sont deux termes qui désignent la même chose.
Certes, cette binarité Islamiste contre Musulman trouve sa source dans les actes et les attentats terroristes qui ont été commis au nom de l’islam à travers le monde par certains extrémistes et dont profitent les courants politiques anti-islamistes afin de stigmatiser l’image des musulmans dans le monde du seul fait de leur appartenance religieuse. Face à ces critiques, parfois légitimes mais souvent irrationnelles et incompréhensibles, il ne faut plus, en tant que musulmans et musulmanes, adopter l’attitude victimaire en s’isolant, en se déconnectant ou en se retirant du débat public. Sinon, il se peut que cette position défensive provoque l’islamisation de nouvelles questions (immigration, intégration, violence...) qui n’ont rien à voir avec l’islam et qui exigent des solutions politiques et non religieuses. Pour s’en défendre, il est urgent de se faire publiquement entendre à travers l’élaboration d’une approche islamique logique et raisonnable, transparente et saine, loin des lectures monolithiques et des interprétations radicales qui ne représentent pas les valeurs de l’islam.
Sur le plan individuel, cela signifie d’abord qu’au sein de ces communautés arabes majoritairement musulmanes, il doit y avoir une réconciliation des individus avec les convictions et les valeurs islamiques qui sont, en principe, les leurs. Sans cela, c'est-à-dire sans être fiers de leur appartenance religieuse (1), sans avoir confiance en leurs convictions (2) et sans être porteurs d’un discours clairement net découlant d’une meilleure connaissance (3), les musulmans ne pourront pas, pour ne pas dire à jamais, faire bouger, dynamiser et changer les choses, pour la simple raison que c’est sur ces trois attitudes (1,2 et 3), que les musulmans doivent aussi manifester à l’égard de leur communauté, que se joue l’avenir de la société arabo-berbéro musulmane dans son ensemble.
Ensuite et une fois que la réconciliation est faite, la conformité vient et s’impose. En effet, l’islamité de l’individu ne se mesure pas uniquement par ses paroles, mais aussi et surtout par ses actes. Dire sans faire est plus dangereux qu’inutile. En ce sens, chaque musulman puisqu’il agit normalement au nom de l’islam, traduit et représente les valeurs de celui-ci, est appelé à se comporter de façon conforme aux enseignements islamiques autant que possible, sans excès ni laxisme. Cette conformité, bien évidemment, n’a jamais été aussi difficile, car elle doit viser les finalités du message plutôt que de se limiter littéralement ou se conformer textuellement à la lettre. Ainsi, cette difficulté vient à la fois de la spécificité du discours islamique et de son universalité ; l’islam est unique mais son message est universel, en d’autres termes, le texte coranique est un mais ses lectures sont plurielles, il est extrêmement simple mais profondément très complexe. Raison pour laquelle, en islam, il faut toujours chercher à adapter le texte divin au contexte humain en faisant appel aux méthodes inductives et déductives de l’enseignement traditionnel musulman. Tout cela pour dire que, avant de juger ou d’appliquer les prescriptions islamiques, il faut absolument avoir une lecture globale au niveau de laquelle la maturation sociale, l’évolution en permanence de la communauté et toutes les autres dimensions auxquelles le message s’adresse sont prises en compte.
Sur le plan collectif, national et international, la responsabilité de combattre la diffusion des discours négatifs qui accusent en permanence l’islam et les musulmans incombe, en grande partie, à la société civile arabe et musulmane. Aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’au sujet de l’arrivée avec puissance des islamistes modérés à la tête de leur État (vainqueurs, entre autres, de « la mise en scène du changement dans le monde arabe » en passant rapidement de la conquête du pouvoir à l‘exercice de celui-ci), notamment autour de leurs modalités de prise de pouvoir, apparaissent une multitude d’interrogations, voire d’incertitudes auxquelles cette société civile doit, dans le respect de la diversité, apporter des réponses, de même qu'elle doit s’engager à dialoguer, à expliquer et à dire ce qui est de l’islam et ce qui n’en est pas, même si elle connaît d’avance le degré de neutralité, d’objectivité et de légitimité de ces questions à géométrie variable « que l’on ne posait pas aux dictateurs quand ils étaient alliés, et que l’on aborde actuellement quand il s’agit des islamistes au pouvoir ». Il est impératif donc d’avoir conscience de ces enjeux politiques et idéologiques, régionaux et géostratégiques avant de s’engager, collectivement, dans la reformulation de ces controverses intra-communautaires.
La législation islamique fait aussi source de tentions et objet d’un lot de questionnements : le besoin d'analyse s’avère urgent. Il appartient aux musulmans, savants et intellectuels, de bien saisir en premier lieu les objectifs de la charia pour observer la finalité que vise le législateur dans les différents domaines de la vie : la protection de la société, de la liberté des individus pour veiller à leurs affaires, les inciter à s’attacher aux valeurs du travail, de l’investissement, de l’exploitation des ressources de la terre et de la production… Il leur revient en second lieu de mener une étude de fond à ce niveau pour contextualiser, et par conséquent élargir, le cadre de la législation islamique en y intégrant toutes les interprétations et lectures possibles, et finalement d’établir des solutions islamiques qui peuvent s’ajuster à leur situation tout en reconnaissant la diversité des tendances qui s’expriment au sein de la société.
Cette nouvelle formulation du droit musulman, à laquelle nous appelons les sociétés musulmanes de faire preuve, s’illustre mieux avec la façon dont Omar Ibn Al Khattab [2] a changé certaines lois de la législation islamique qui paraissaient - aux yeux des musulmans - avoir eu un caractère immuable. En effet, « il a décidé de suspendre au nom des finalités de la charia l’application de la peine sanctionnant les voleurs et ce, pendant une année marquée par la famine ; crise alimentaire et de pauvreté généralisée ». Son intelligence en la matière lui a permis donc de rendre justice à l’égard des pauvres qu’ils étaient dans la nécessité, voire dans l’obligation de voler pour survivre.
De ce point de vue donc et en terme général, qu’il s’agisse d’un État religieux, civil ou laïc, ce n’est point la nature ou la qualification du pouvoir qui compte en entrant dans un débat vide sur le meilleur des États possible. Ce qui compte, en fait, c’est de concevoir une communauté où tous les individus, femmes et hommes, pauvres ou riches, savants ou illettrés, d’Orient ou d’Occident, musulmans ou non, jouissent de la sécurité, de la liberté, de l’égalité des chances, et du respect de leur dignité. En ce sens, l’islam doit être perçu, dans son rapport avec la société musulmane, comme étant le référentiel national qui va de pair avec l’attachement aux valeurs d’ouverture, de paix, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle et la coexistence entre toutes les communautés, les religions, les cultures et les civilisations du monde. Certes, il reste strict quant aux piliers, aux constantes ainsi qu’à certains principes fondamentaux, mais, en fait, il promeut et suit la voie de la modération et de la flexibilité dans la pratique en proposant des adaptations selon le contexte, l’environnement et l’époque.
Récemment, un sondage exclusif de l’Ifop pour Le Figaro lors d’une étude sur l’image de l’islam en France publiée en Octobre 2012 [3], montre qu’au sein de la société française le rejet, la méfiance et la tension s’installent davantage vis-à-vis de l’islam et des musulmans.
Source : Le Figaro.
« Notre sondage démontre une évolution qui va dans le sens d'un durcissement supplémentaire des Français vis-à-vis de cette religion et d'une perception négative renforcée de l'islam… », explique Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l'IFOP. En effet, quand on demande aux sondés les facteurs justificatifs de leur position, « les traits d'image associés globalement à l'islam » arrivent en tête de leurs réponses. Cela confirme bien ce que nous avons avancé, notamment sur la façon dont la question de l’islam est perçue. En lisant l’intégralité des résultats [4] de cette étude, que l’on peut qualifier d’inquiétants pour la France elle-même, nous nous rendons compte que la confusion est générale, que les controverses sociopolitiques, locales et régionales au travers desquelles la question de l’islam est soulevée sont en principe des problèmes sociaux liés essentiellement à l’intégration sociale, à l’homogénéité culturelle et surtout à l’immigration, et que finalement nous devrions, à présent, faire face à cette nouvelle tendance - qui se normalise au sein de toutes les communautés contemporaines - de dépolitisation, voire d’islamisation de tels dysfonctionnements.
Enfin, sont nombreux les amalgames qui ont attisé les peurs dans nos sociétés, mais au bout du compte « Islamistes ou laïcs, socialistes ou libéraux, barbus ou glabres, voilées ou dévoilées, musulmans ou non, nous sommes condamnés à vivre ensemble ». Si tel est le cas, il est donc préférable pour toutes les musulmanes et tous les musulmans de faire preuve individuellement de modération, collectivement de modernisation, et intellectuellement d’intelligence, tout en préservant les valeurs intrinsèques qui sont les leurs. En France ou ailleurs, ils sont tenus de « se conformer aux lois des pays où ils vivent, tout comme ils peuvent revendiquer leurs droits en s’acquittant de leurs devoirs conformément aux lois en vigueur et sans conflit avec les préceptes islamiques ». Face aux actes inhumains qui sont commis en leur nom et les accusations logiques qui en découlent, ils doivent s’exprimer, se montrer et s’opposer aux tentatives d’instrumentalisation de leur religion surtout face à la « montée impressionnante de l’extrême droite, non anti-juive cette fois-ci, mais radicalement islamophobe ». Avec des telles attitudes, arriverons-nous un jour à sortir l’islam et les musulmans de ces ténèbres de l’implication vers la lumière de l’innocence ? « La question est capitale pourtant et de la clarté de son explication dépend l’orientation de notre engagement ».
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Notes :
- L'un met l'accent sur les individus alors que l’autre sur la communauté (ensemble d’individus) et donc par conséquent, le premier est un credo personnel, le second une idéologie pas nécessairement politique, économique ou sociale. ↩
- Le deuxième Calife et le premier à être appelé Commandeurs des croyants. ↩
- Le document présentant les résultats de cette étude effectuée par l’IFOP : http://www.lefigaro.fr/assets/pdf/sondage-ipsos-islam-france.pdf ↩
- En voici le résumé :
Le sondage Ifop pour Le Figaro révèle la dégradation de l’image de l’islam en France. Aux yeux de 69% des Français, la société est suffisamment ouverte et accueillante vis-à-vis des musulmans. Pourtant, 60% des interviewés considèrent que l’influence et la visibilité de l’islam en France sont aujourd’hui trop importantes, contre 55% il y a deux ans. 43% des Français jugent par ailleurs aujourd’hui que la présence d’une communauté musulmane en France est une menace pour l’identité de notre pays, 17% considérant à l’inverse qu’elle est un facteur d’enrichissement. Un tiers des Français (33%) estime néanmoins que les musulmans sont bien intégrés dans la société française. Cette perception évolue peu, puisque 32% partageaient cet avis en 2010. Les Français associent ces problèmes d’intégration à un refus des personnes concernées de s’intégrer (68%, +7 points en deux ans) ainsi qu’aux différences culturelles (52%, +12). Ils regrettent également que les musulmans soient regroupées dans certains quartiers (47%, +10) et que les difficultés économiques et le manque de travail (25%) entravent cette intégration. On note ensuite que 18% des Français se disent favorables à l’édification de mosquées en France lorsque les croyants le demandent (contre 33% en 1989 et 20% en 2010), 43% y étant opposés (39% en 2010) et 34% indifférents. Parmi les autres enseignements de l’enquête, on note que 68% des Français sont hostiles à l’existence de partis politiques ou de syndicats se référant à l’islam (ce score s’établissant au même niveau qu’en 1989). Enfin, signe que les mentalités évoluent, 45% des interviewés sont défavorables à l’élection d’un maire musulman dans la commune où ils habitent, contre 63% en 1989.
Jérôme Fourquet sur http://www.ifop.com ↩