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On aime toujours d’abord sans savoir. Et même c’est très vague de se dire aimer, on ne sait pas tout à fait ce que recouvre le mot. Avoir de l’attachement pour. De l’affection. Apprécier. Avoir un intérêt pour. Prendre plaisir à. Et même vouloir, avoir envie de. C’est un élan sans question, avec quelque vague arrière pensée cannibale comme on en croise dans les textes bibliques sur l’eucharistie. Après seulement, vouloir savoir qu’est-ce qui, exactement, provoque ce mouvement en nous. J’ai totalement ignoré ce qui pouvait me retenir dans les peintures de Denis Laget alors que j’en découvrais l’existence par l’entremise d’un ami peintre. Je prononçais à l’anglaise, trouvant le nom sonore, et ignorant que celui-là était originaire de la Creuse et à priori sans exotisme. C’est bien plus tard que j’appris mon erreur par un critique d’art qui le connaissait bien et a eu la bienveillance de ne pas se moquer de moi, lui-même ayant été tenté d’interpréter mon patronyme avec des sonorités d’outre-manche. De lui j’ai rencontré les crânes, les poissons, les citrons, quelques fleurs… sujets usés par l’histoire de l’art jusqu’à n’en être plus, vidés ou sujets renvoyant précisément à cette histoire, déclarant une continuité quand il est d’usage de revendiquer plutôt la rupture pour se rendre légitime. Je crois que j’ai aimé ça aussi : que quelqu’un dise clairement que ce soit possible aujourd’hui de peindre et même de peindre des sujets et même avec ces couleurs et cette touche terreuse, épaisse, saturniennes, tellement éloignées des tentatives d’avant-garde. Dans les formats aussi, rien de spectaculaire qui puisse renvoyer aux grands gestes américains, à l’installation. J’ai aimé la position, le parti-pris. A un certain moment la touche s’est épaissit, j’ai pensé à Faueurbach, à Van Gogh avec ses jaunes de plomb et verts oxyde de cuivre, la peinture alors était une boue primordiale, celle-là que Baudelaire entendait tourner en or par un geste alchimique. J’ai aimé comme on aime enfant patauger dans la terre, se cacher dans les feuilles ou sous les couvertures, comme on aime se lover dans les plis du monde et y retrouver un contact primitif. Traces épaisses du pinceau, fleurs chutant dans la matière ou émergeant à peine de la confusion jouissive. Motif répété comme une danse. J’y retrouvais ce sentiment, comme chez Rembrandt, que l’épaisseur dans ses tourments voluptueux est l’âme du tableau, son corps aussi, qui la charge. On a trop souvent voulu conduire l’histoire par des événements successifs s’enchainant les uns aux autres en une continuité ininterrompue, engageant une direction. Bien sûr il est impossible aujourd’hui de peindre comme hier sans être anachronique, passéiste. Mais sans doute faut-il ajuster : il est impossible aujourd’hui de peindre comme hier car l’on est, que l’on le veuille ou non, de son temps, sans possibilité d’y échapper. Denis Laget le dit avec raison : qu’il peigne un fruit tout comme Chardin ou Cézanne, entre eux il y a eu l’abstraction. Il y a cette histoire, cette mémoire collective qui nous fait les dépositaires de choses que nous n’avons pas forcément vécu et qui déterminent alors notre regard, nos façons. Celles-là même qui nous rendent de plus en plus étranger notre propre passé. Et il faut dire aussi que l’histoire est faite aussi de permanences, pas seulement de ruptures et que ce qui nous conduit ce sont comme des variations actuelles prisent dans une continuité.
//La colone de fer, Frac Auvergne, Clermont-Ferrand, 2002.