Le journal intime d'Eleanor Coppola, femme de Francis, écrit durant la période de tournage du film Apocalypse now.
A la demande du studio, Eleanor Coppola réalise un documentaire, un making of avant l'heure, du film légendaire. Accumulation de malchances et de déboires, nous avons tous entendu parler de ce tournage maudit. Amateurs d'anecdotes croustillantes, passez votre chemin. La démarche est ici bien plus intelligente et pertinente.
Il s'agit du ressenti d' « une femme de » et « mère de » avant tout. D'une artiste qui a mis sa carrière au second plan et qui, malgré son profond souhait de se réaliser dans la création, ne parvient pas à dépasser son sentiment de culpabilité, bien connu de nombreuses mères à travers le monde.
Aucune réponse, aucun combat. Des pensées, des émotions, des constats. La première partie est une ode à l'amour ainsi qu'à la création. L'amour pour Francis Ford Coppola, mari et père absent, parfois trahi par sa foi et son perfectionniste. L'hommage à la sensation grisante de construire, de modeler, d'inventer ce qui n'existant pas avant.
La seconde partie est une descente en enfer. Les coups de poing de la vie, les trahisons, les défaites. Eleanor Coppola aborde également, avec une grande sincérité, le dépassement de soi, la relation à l'existence, à l'argent, l'hypocrisie incontournable à la célébrité, les artifices, les petits et les grands moments.
Les pages n'ont l'air de rien mais elles en disent beaucoup sur la vie d'une femme, d'une épouse et d'une mère.
Sonatine, 258 pages, 2011
Extraits
« 4 mars, Baler
C'était la première fois qu'on voyait des buffles, des rizières, des huttes en bambou. Nous avons traversé le pont à l'extrémité du petit village, avant de pénétrer dans l'épaisse végétation. Sofia a dit : «On se croirait au Jungle Cruise de Disneyland.» La petite route donnait sur une plage et notre jeep a continué à rouler sur le sable, entre l'océan d'un côté et la jungle de l'autre. Nous sommes arrivés au bord d'un lagon près de l'embouchure de la rivière et sommes montés dans une pirogue pour rallier le plateau du village n°2. L'équipe de Dean avait dégagé la végétation, transporté du bois le long de la rivière pour construire un pont, appris aux ouvriers à fabriquer des briques en terre, ramené du bambou d'une autre province, construit des maisons, pompé de l'eau et planté des légumes, recréant ainsi un village vietnamien parfaitement ressemblant : des cochons fouillaient le sol le long du chemin, des poulets allaient et venaient sous les maisons, des paniers pleins de riz séchaient sur la place, des rideaux voltigeaient aux fenêtres, des marmites méticuleusement entassées étaient prêtes à l'emploi. En dehors du vent qui sifflait dans les grands palmiers, le silence régnait. Le lieu était désert.
9 mars, Manille
Nous nous sommes installés là, dans cette grande maison aérée et spacieuse, plutôt imposante pour le pays, et qui est située dans Dasmariñas, le Beverly Hills de Manille. J'ai demandé à l'accessoiriste de nous trouver des meubles en osier. Comme ça, une fois le tournage terminé, je pourrai les ramener pour notre maison de campagne à Napa Valley. Il a trouvé des fauteuils en rotin et velours. Il y a des ventilateurs au plafond et des tas de plantes tropicales. Les gens qui arrivent pour la réunion de production s'installent autour de l'énorme table dans la salle à manger. Un domestique en smoking blanc demande à chacun s'il préfère du jus de calamondin ou une tranche de papaye. On se croirait au restaurant Luau.
J'entends des ouvriers qui creusent une piscine à la main. Un menuisier cogne sur le mur de la cabine de projection qu'on vient de faire construire.
Ces derniers jours, nous avons voyagé en avion, en hélicoptère, en jeep, en canoë et à pied, afin de repérer les lieux de tournage. Nous avons vu des maisons aux toits de chaume sur pilotis, des pêcheurs à bord de pirogues à balancier, des enfants se déplaçant à dos de buffle. Nous avons bu du lait de noix de coco frais. Nous avons vu des bananiers, des palmiers, des étendues de jungle épaisse, des kilomètres et des kilomètres de rizières, de champs de canne à sucre, et traversé des petits villages où les gens souriaient en nous faisant des signes de la main. À notre arrivée sur un des lieux de tournage, un membre de l'équipe venait juste de tuer un cobra. Je me demande ce que les enfants pensent de tout ça. Sofia a 4 ans, Roman 10, Gio 12. Tous les jours, j'ai la sensation d'être dans un film étranger. D'une certaine manière, j'attends qu'on change de bobine et que je me retrouve dans un lieu familier, San Francisco ou Napa. »