Hong Sang-soo n’arrête jamais de filmer. Depuis 2009, déjà sept films sont sortis. Isabelle Huppert, elle, n’arrête jamais de jouer. Entre le dernier Michael Haneke et le Brillante Mendoza, c’est le troisième métrage porté par l’actrice en cette cuvée 2012 que le spectateur a le plaisir de voir. Cette double activité frénétique n’est-elle pas dangereuse pour la qualité artistique de leurs projets respectifs ?
Hong Sang-soo est un réalisateur terriblement humain qui arrive à saisir par une intelligence constante dans l’utilisation des procédés cinématographiques les turpitudes de l’âme. Le découpage de son objet filmique permet de rentrer au cœur de ses personnages. En effet, le réalisateur prend la même troupe d’acteurs qu’il fait se retrouver dans plusieurs segments qui vont nouer des croisements entre eux. Les multiples situations sont pourtant d’une banalité affolante. Une cigarette fumée au balcon, un thé pris sur une terrasse, un barbecue arrosé au Soju, une promenade sur la plage, une halte dans une tente posée dans un parc public, ce sont des instants pris parmi tant d’autres dans une vie qui sont au cœur du projet d’In Another Country. A ce titre, le métrage tire une profondeur insoupçonnée qui, pourtant, n’arrive pas de prime abord, le spectateur ne savant pas toujours de quelle manière appréhender le dispositif formel. La caméra du cinéaste l’a bien compris et va jouer sur un tel ressenti.
Paradoxalement, elle ne va pas plonger littéralement dans les sentiments de ces hommes et de ses femmes qui vont pouvoir se sentir libres. Pas de gros plans inquisiteurs, pas de dialogues explicatifs lourds, pas de musique symphonique outrancière, le réalisateur préfère que son spectateur fasse la démarche émotionnelle par lui-même dans un esprit purement libertaire plutôt que de la lui montrer, telle une succession de panneaux de direction sur l’autoroute des sentiments. Hong Sang-soo refuse finalement, purement et simplement la dictature de l’émotion. Et ce ne sont pas les zooms in que l’on peut retrouver qui vont changer notre point de vue quant à ce système de représentation. Arrivant de façon totalement impromptue, ils paraissent d’ailleurs tellement gratuits qu’ils sont plus l’apanage d’un côté ludique, « just for fun », que d’une réelle démarche de mise en scène révélatrice. Hong Sang-soo tente peut-être de rentrer dans le corps de ses personnages, sans doute se rend-il compte qu’il est en train de les perdre et veut-il les rattraper. Qui sait ? La réponse n’est pas évidente à donner car elle échappe à l’entendement cartésien. In Another Country se révèle si iconoclaste qu’il vaut mieux essayer de se laisser emporter que de réfléchir.
Grâce à ce traitement, l’atmosphère que le cinéaste arrive à donner à son film est particulière. Si certains pourront trouver que le film projette quand même une sacré dose d’ennui, le rythme étant tributaire de la lenteur de situations qui risquent d’être qualifiées de futiles et inintéressantes et la réalisation pouvant se voir traiter de plate, les autres ne seront qu’enchantés par ce In Another Country. Dans cette configuration, le métrage est d’une légèreté incroyable et en même temps d’une force bien cimentée. Rien n’est pris au sérieux et, pourtant, tout l’est. Là aussi se trouve un paradoxe, comparable à celui de la mise en scène, qui nous échappe. Et si Hong Sang-soo voulait nous rabibocher avec l’humanité toute entière ? De la naïveté que les détracteurs ne manqueront pas de signaler, le film passe en fait à la simplicité complexe de parcours de vie. Même si la stricte mise en scène donne des éléments pour attraper In Another Country, c’est également par les moteurs d’écriture que cela se passe.
Les protagonistes ne sont pas d’une caractérisation folle. Il n’est pas retrouvé une évolution construite des personnages, des traits comportementaux spécifiques ou des actions qui en sont tributaires. Le spectateur a davantage l’impression que Hong Sang-soo laisse ses acteurs et ses actrices en totale roue libre. Ils ont ainsi toute la liberté d’exprimer une immense palette de ressentis que seul le moment à l’instant où il a été capturé par la caméra compte. Le fugace devient ainsi vecteur de richesse. En effet, que se serait-il passé si tel facteur était entré en jeu ? C’est toute la force de cette représentation qui nous rappelle que l’humain est d’une folle complexité et construit autour de paradoxes, de qualités et de défauts. Il est alors difficile de l’appréhender, de le juger, de le connaître sans faire d’erreurs. Le film frôle alors l’intouchable, l’indicible comme seul le Septième Art en est capable. Nous ne sommes pas loin de la démarche d’un Maurice Pialat, par exemple, pour une approche sans travestissement et sans tabou de la réalité. L’émotion est par conséquent au rendez-vous parce qu’il est difficile de ne pas être charmé par un traitement à la fois minimaliste et puissant, viscéral et pudique. Surtout, même si tout le film est l’objet d’une démarche recherchée, consciente et consciencieuse, le métrage est d’une humilité salvatrice dans un paysage d’auteurs souvent élitiste et galvaudé.
In Another Country se révèle être un film fort plaisant à regarder en convoquant une forme pure de cinéma qui peut échapper au spectateur mais qui, avec le recul, s’avère enthousiasmant. Plus que cela, il vient surtout confirmer le talent d’Isabelle Huppert qui se pose une bonne fois pour toute comme la plus grande actrice française contemporaine.