Rothbard et la perspective libertarienne sur la dette publique

Publié le 29 octobre 2012 par Copeau @Contrepoints

Dans le cas de l’endettement public, le créancier et le débiteur passent contrat sur la propriété d’un tiers, le contribuable. La dette publique ne peut donc jouir de la même légitimité que la dette privée.
Par Patrick Smets, depuis la Belgique.

La plupart des libertariens européens conservent du modèle politique dans lequel ils ont grandi une vision tronquée de la gestion des finances publiques. Pétris d’une saine logique de bon père de famille, ils s’imaginent souvent que leurs vertus privées doivent trouver l’équivalent dans la sphère publique. Pour beaucoup, l’équilibre des budgets passe souvent avant la baisse des impôts et, pour la plupart, les dettes contractées doivent être honorées au nom de la sacralité des contrats. Si on aimerait naturellement que cette vision soit plus couramment présente chez nos hommes politiques, elle est incompatible avec la perspective libertarienne. C’est un point de vue qui revient souvent chez les auteurs libertariens, de Lysander Spooner à Murray Rothbard.

Ce dernier expose son argument dans cet article que j’entends résumer ici : "Repudiating the National Debt".

Tout d’abord, Rothbard rappelle la trahison que l’administration Reagan a fait commettre aux vieux conservateurs. Jusqu’alors, seule la gauche keynésienne s’aventurait à défendre les déficits publics et la dette comme des actes vertueux de bonne gestion. Elle récitait le fameux mantra selon lequel la dette ne présente aucun problème économique particulier vu « qu’on se la doit à soi-même. » Les conservateurs d’alors gardaient présent à l’esprit toute la différence qu’il peut exister entre ce « on » et ce « soi-même » quand on parle de personnes particulières. Mais l’ère Reagan fut l’occasion de jeter par dessus bord tous les principes de saine gestion qui caractérisaient alors les conservateurs. Lorsque le Président demanda pour la première fois de relever le seuil légal d’endettement au-dessus des 1.000 milliards de dollar, il fit sauter un verrou moral qui allait conduire à l’endettement délirant que nous connaissons aujourd’hui (2.600 milliards à la fin de l’ère Reagan, 3.500 à l’époque de l’article, 15.000 aujourd’hui).

Pour comprendre la spécificité de la dette publique, il convient de repartir des principes du crédit en général. Dans cette relation commerciale, un créancier transfert une somme de monnaie (disons 1000$) à un débiteur qui en a l’usage immédiat. En échange, le débiteur s’engage à payer à terme un montant équivalent de monnaie assorti d’un intérêt pour dédommager le créancier du non-usage temporaire de son propre argent. Admettons un prêt à un an à un taux de 10%, le débiteur s’engage à payer 1.100 $ au terme de l’échange. Il s’agit donc d’un engagement à un futur transfert de propriété. Telle est l’essence de la dette.

Rothbard remarque que le défaut d’un débiteur privé n’est donc pas seulement un problème économique, mais réellement une atteinte à la propriété du créancier vu que la propriété qui lui était promise n’est pas transférée. C’est dans ce sens que les anciens condamnaient durement le défaut par des peines d’emprisonnements. Par la suite, pour des raisons tant pratiques que morales, les sanctions pour défaut de payement se sont atténuées. Néanmoins, les honnêtes gens continuent à voir leurs dettes comme des engagements sacrés.

Hélas, ils appliquent un peu trop rapidement la même logique à la dette publique. Nous l’avons vu, la dette est un engagement à transférer une certaine propriété à un certain moment. Or, cet engagement ne peut évidemment porter que sur une propriété dont on dispose légitimement. On ne peut pas s’engager sur la propriété d’autrui ni garantir sa dette par un futur larcin. Or dans le cas de l’État, c’est bien ce qu’il se passe. Le créancier et le débiteur passent contrat sur la propriété d’un tiers, le contribuable. L’État ne rembourse pas sa dette avec ses propres deniers mais avec le produit des impôts. D’évidence, ce fait est bien connu du créancier qui est donc complice et ne peut se prévaloir de sa bonne foi.

Les hommes de l’État se prévaudront d’un prétendu accord qui leur aurait été conféré par les électeurs. Comme si les électeurs de l’époque où la dette a été contractée pouvaient être confondus avec les contribuables de l’époque où elle doit être remboursée ! Ce sont là des arguments holistes que les libertariens battent en brèche depuis toujours. D’un point de vue libertarien, il est incontestable que la dette publique ne peut jouir de la même légitimité que la dette privée.

Quant à savoir ce qu’il faut en faire, tout dépendra des circonstances. Certains l’ont remboursée intégralement, d’autres ont fait tourner la planche à billets. Enfin, régulièrement, les États ont fait défaut sans que ce soit la fin du monde. Rothbard pensait déjà en 1992 que cette solution serait la meilleure parce que le remboursement est impossible sans mettre l’économie à genoux et que la planche à billet produirait une hyper-inflation tout aussi nuisible. Au moins, en annulant tout de suite la dette, on supprime le premier poste de dépense de l’État et on ouvre la possibilité à des baisses d’impôts.

I would advocate going on to repudiate the entire debt outright, and let the chips fall where they may. The glorious result would be an immediate drop of $200 billion in federal expenditures, with at least the fighting chance of an equivalent cut in taxes.
(M. Rothbard)

Mais pour aller dans cette direction, remarque-t-il pour conclure, il faut d’abord nous débarrasser de cet état d’esprit trompeur qui confond le public et le privé, et qui traite la dette du gouvernement comme si c’était un contrat productif entre deux propriétaires légitimes.

Un message d’actualité pour tous les libertariens d’Europe.

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