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Le petit homme a la canne

Publié le 31 mars 2008 par Jean Lançon

Ce petit homme marchait avec sa canne. La gangrène, dont il ne savait pas encore qu'elle allait le ronger, lui rendait la marche difficile et douloureuse, mais il marchait quand même. Digne. Fier. Ce matin là d'hiver, comme tous les matins qu'ils fussent d'hiver ou d'été d'ailleurs, il partait de sa maison du vieux Massy, et s'en allait, pas à pas, jusqu'à son travail, rue Réaumur dans le IIème arrondissement de Paris : il était cadre aux NMPP. Là, l'attendraient dix heures de travail intense. Il fallait être partout : vérifier les plannings de distribution (ce n'était pas informatisé à l'époque), préparer les bordereaux, s'assurer que les camions et leurs chauffeurs étaient au poste et en état de faire la tournée, s'assurer aussi que les quotidiens seraient tous à l'heure pour les dépôts destinés à être redistribués dans les kiosques. Tout cela ne laisserait même pas le temps de boire un café. Mais il n'y était pas encore. Pour l'instant il lui fallait marcher avec sa canne. Marcher, encore marcher, et marcher d'autant plus que les transports étaient paralysés par une France en grève. Mais hors de question pour ce brave homme de rester chez lui. Son état de santé l'aurait pourtant largement justifié. Mais pour lui c'était exclu. Pour lui, le travail c'était la dignité, l'accomplissement de soi. Malgré les difficultés inhérentes à son poste, le travail, loin d'être une aliénation, était une source d'accomplissement de soi, et aussi, bien évidemment, le moyen incontournable de faire vivre sa famille.

Sa famille, parlons-en. Il était né une cinquantaine d'années plus tôt, rue Royale à Saint Cloud. Cette rue très en pente, il la descendra des milliers de fois, enfant, l'hiver sous la neige, sur une planche de bois qui lui servait de luge. Sa façon à lui de vivre son enfance, après avoir connu l'absence de son père, qui avait déserté le domicile conjugal peu avant sa naissance, et après avoir bien mal commencé dans la vie : il était né aveugle. Et à l'époque, la médecine ne permettait pas de savoir si cette cécité était définitive ou temporaire. Il retrouvera finalement la vue à l'âge de cinq ans. Sa mère avait tout fait pour faire de lui un enfant comme les autres. A force d'amour et de volonté, elle avait réussi à inscrire les images du réel dans sa tête, à lui qui ne voyait rien. Un jour, dans le tramway, sa mère l'entendit s'écrier : « Regarde, Maman, les maisons se déplacent ! ». C'était bien sûr le tramway qui avançait et non l'inverse, mais ce jour-là il avait recouvré la vue.

Il fit son service militaire pendant l'entre deux guerres. En revenant de son service, sa mère n'était plus là. Décédée d'une pneumonie. Il prit le premier travail qu'il trouva, vendeur de journaux à la criée dans Paris. Il rencontra une femme, qu'il épousa peu après, et dont il divorça au bout de deux ans seulement. Mais entre temps un fils était né. Il ne le vit que très peu, l'ex-femme faisant tout pour les éloigner. Mais ladite ex-femme décéda accidentellement d'une crise cardiaque, et le petit homme qui n'avait pas encore de canne à l'époque reprit son fils avec lui. C'est peu de temps après cela qu'il fit la connaissance de celle qui allait devenir sa seconde femme.

Elle accoucha d'un fils à Nevers en octobre 1939. C'était l'exode. La famille vécut ensemble quelques années, avant que le fils aîné ne s'en aille s'installer comme agriculteur en Anjou, avec une femme qu'il avait rencontrée là-bas, et qui l'exploita jusqu'au bout. Le fils cadet, lui, eut un enfant illégitime avec une jeune femme rencontrée au travail. La famille se recomposa, trois générations vivant sur le même toit. Ce furent, de ses propres mots, les meilleures années qu'ait connu le petit homme, qui à ce moment, commençait à avoir une canne. Le bonheur fut de courte durée. Le fils cadet était volage. Il finit par quitter le domicile conjugal, abandonnant femme et enfant. Le petit homme à la canne et son épouse décidèrent, eux, de ne pas abandonner leur belle-fille et leur petit-fils. Ils vécurent tous quatre sous le même toit pendant de longues années.

Mais ce ne fut pas rose. Car la femme du petit homme à la canne mit sournoisement son emprise sur la belle-fille, lui confisquant toute liberté, s'accaparant tous les revenus de son travail et ne lui rétrocédant qu'un argent de poche infime, contrôlant et régentant ses moindres allées et venues, s'affairant à anéantir toutes les tentatives de cette jeune et belle femme de refaire sa vie. Elle s'appliqua, pour mieux marquer son emprise, à contracter, tant en son nom qu'en celui de sa belle-fille, des dettes invraisemblables, démesurées par rapport aux capacités financières de la famille. Pourtant, le petit-fils, au milieu de tout cela, ne manqua jamais de l'essentiel. Sauf d'un père, bien sûr. Mais l'éducation que son grand-père lui inculqua, au point qu'à l'âge de cinq ans il savait déjà compter, lire et écrire couramment, pallia plutôt bien à cette absence.

Lorsque le petit-fils atteignit, comme on dit, l'âge de puberté, sa grand-mère tenta de renouveler son emprise. L'adolescent se révolta, et s'acharna à faire l'exact contraire de ce que sa grand-mère tentait de lui imposer. Elle le voulait à la maison, il sortait de longues heures. Elle le voulait scientifique, il saborda ses études et finit en BEP comptabilité. Le grand-père, toujours plus malade et amputé d'une jambe, prit la défense de son petit-fils, car il était un homme libre malgré tout, et voulait cette liberté pour son petit-fils.

Quelques années passèrent encore, le petit-fils était marié. Il fut un jour alerté de l'état de santé très préoccupant de son grand-père. Il prit son père (avec qui il avait renoué quelques années plus tôt) par la main, et l'emmena voir le petit homme. Ce dernier mourut quelques jours plus tard, épuisé par une vie de maladie, le 30 juillet 1984. Sa femme eut une grande pensée pour lui : « ah, il va me laisser une bonne retraite ! »…

Le petit-fils coupa un peu plus tard les ponts avec sa grand-mère, qui disparut le 30 juillet 1991, soit sept ans jour pour jour après son mari. Le petit-fils ne voit plus son père, qui au fil des années avait pris les mêmes attitudes que feu sa mère. Il ne voit plus non plus sa mère, trop occupée avec son xième mari.

Le petit homme à la canne s'appelait Jean.
Son premier fils, Claude, mourut d'une cirrhose, dans le désespoir, en octobre 1981.
Son second fils, Jean-Claude, est en état végétatif suite à un AVC à l'été 2005.
La femme du petit homme à la canne s'appelait Gilberte.
La belle-fille s'appelle Yolande.
Le petit-fils s'appelle Jean, et ce petit-fils c'est moi.

A mon grand-père, qui aurait eu 101 ans aujourd'hui.


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