Zappa go back to life.
Jimmy Carl Black, l’indien navajo des Mothers of Invention, m’attendait devant l’entrée du Westwood Memorial Park. Le ciel était lourd, d’un noir intense, compact. La nuit régnait sur le sommeil provisoire des hommes et celui, plus définitif, des morts. Nous entrâmes tous les deux serpentant silencieusement le long des stèles, sans troubler le silence aussi uniforme et droit qu’une mer d’huile. Les arbres dessinaient au-dessus de nos têtes des motifs inquiétants, presque gothiques. De temps à autre, un claquement d’ailes brisait l’épais masque des nues. Nous sursautions alors. Comme ces jouvencelles dodues échappées d’un mauvais films d’horreur. Nous errâmes un long moment qui nous parut une éternité, l’endroit n’était-il pas au fond propice à cette fulgurante impression. L’aventure, insolite, avait tous les ingrédients d’une intrigue d’Edgar Alan Poe. Mystère impénétrable et terreur sourde. Pourtant, sous nos pas, lorsque nous quittions les allées, l’herbe détrempée semblait infiniment douce, aussi moelleuse que la moquette d’un luxueux appartement de Manhattan et nous eûmes, à cette minute, l’envie de continuer nu-pieds. Le cylindre lumineux de la lampe torche éclaira ces quelques lettres gravées dans la pierre froide, si familière à nos yeux : Frank Vincent Zappa, Born December 21, 1940-Died December 4, 1993. Pendant que Jimmy se préparait, je sortis de ma besace mes armes favorites, non pas croix et eau bénite, mais notes et dictaphone. Tout paraissait fonctionner, il ne s’agissait pas de rater l’inratable. Nous étions fin prêts, le rituel pouvait commencer. Un lointain dialecte, connu de lui seul, s’échappa alors de sa vieille bouche parcheminée en petits toussotements irréguliers. On eut dit qu’il mâchonnait un chewing-gum puis à mesure que les phrases s’assemblaient le timbre se fit plus solennel, empli même d’une certaine magnificence. Dans un prolongement quasi télépathique bras et jambes se mirent à exécuter une étrange danse au son d’une musique imaginaire et je sus alors que l’homme était bien le navajo qu’il prétendait être. Il faut bien comprendre que les Mothers Of Invention, le groupe qui accompagnait Zappa, étaient précédées d’une réputation certes flatteuse mais un brin iconoclaste. Le maestro et ses mères s’amusaient à évoluer dans un registre satirique emmenant albums et concerts aux confins de l’Absurde. Oh, cela ne les empêchait pas de pratiquer un rock très travaillé, d’aucuns diront avant-gardiste, oscillant entre jazz, doo-wop et pop impressionniste. Au fond, je ne savais plus en observant le vieil indien si j’assistais à un set des Mothers ou si je vivais une expérience paranormale exaltante. Je quittai subrepticement mes pensées profondes. La terre sembla remuer de l’intérieur comme un ventre gonflé par je ne sais quelles aigreurs. Un doigt apparut, puis deux, puis une main entière, puis se fut le tour de la deuxième. Deux épaules se hissèrent exhumant par la seule force de la volonté une tête couverte de cheveux noirs à la peau flétrie, puis un corps usé, à moitié rongé par les premiers vers. Nous reconnûmes immédiatement la fameuse moustache en u retourné que le Temps et les organismes grouillants n’avaient pas encore attaquée. Frank Zappa, tel un christ, était revenu d’entre les morts. Plus précisément, il l’était encore ; mais restait suspendu à ses lèvres molles, décomposées, ce souffle ténu qui vous relie malgré tout à l’existence. Qui vous rapproche des vivants. Sa mâchoire se desserra lentement comme un étau et le premier son qui en sortit fut un borborygme quelque peu répugnant. S’agissait-il d’un vulgaire rot ou d’un mot ? À mesure que la voix se fluidifiait, quittant progressivement les rivages de la mort, le Zappa zombie semblait retrouver ses instincts les plus profonds, un furieux appétit artistique, fort heureusement. Sa première phrase, tournant au ralenti comme un vieux 78 tours, fut pour son vieux camarade Jimmy Carl Black. Quelques minutes plus tard, nous étions tous les trois assis au pied d’un sycomore dont les feuilles bruissaient au rythme de nos discussions. Zappa qui avait retrouvé l’usage de la parole, clair et intelligible malgré les petits accrocs propres à sa nature de zombie, était intarissable. Les anecdotes pleuvaient pour notre plus grand bonheur. Tant qu’on ne l’aura vécue si j’ose dire, on ne saisira jamais vraiment à quel point la mort peut s’avérer frustrante. Elle vous prend sans crier gare alors que vous expérimentez les délices de la vie comme si c’eût été la première fois. Quand il fut emporté, Zappa devait probablement œuvrer dans son studio personnel à une future symphonie pop ; sans doute l’aurait-il agrémentée d’ornements jazz ou classiques, peut-être même électroniques. Zappa était un savant fou ! Un bel illuminé ! Il suffit pour s’en convaincre de réécouter des albums de la trempe de Hot Rats dont la fraîcheur et la modernité demeurent intactes. Même dans ses productions les plus farfelues, Uncle Meat ou 200 Motels, on trouve des segments autonomes et cohérents, des choses merveilleuses et puissantes. A l’image de leur géniteur. Géniteur, oui, car pour accoucher d’une telle musique, il fallait faire preuve non seulement de savoir mais aussi de courage, de mérite. Zappa nous confirma qu’il avait beaucoup travaillé, profitant des tournées en bus, en train ou en avion pour composer ou peaufiner ses œuvres à la main, directement sur la partition ! Pratique assez exceptionnelle dans le petit monde de la pop. Les musiciens avaient pour habitude d’écrire leurs chansons en les jouant à la guitare ou au piano. Certains comme Pete Townshend arrivaient en studio avec des masters presque définitifs, les autres musiciens s’employant à enregistrer en re-re leur partie instrumentale. Jimmy évoquait, la voix ponctuée de hoquets hilares, les séances d’enregistrement des deux premiers albums, Freak Out et Absolutly Free, séances qui relevaient le plus souvent du happening musical. C’était cela les disques de Frank Zappa : sérieux, méthode et pagaille théâtrale. Le plus fort est que le maître s’évertuait à retranscrire sur disque cette énergie créatrice. Car la générosité prévalait, lança Zappa dans un bâillement zombiesque. Je sentais dans ses yeux éteints et pourtant percés d’une étincelle de vie poindre la faim, pas cette envie irrépressible d’écrire, de filer comme ça pour enregistrer avec ses anciens camarades, mais la faim réelle, cérébrale, l’appel de la nature ; celle du mort-vivant. Je sortis de mon sac un innocent rongeur, de ceux qui passent leur temps à courir stupidement dans la roue d’une cage devant les yeux humectés d’un enfant ou ceux statiques, détachés d’un laborantin. Zappa lâcha un cri de joie qui, je dois bien l’avouer, nous fit Jimmy et moi frissonner. Toujours respectueux de ses invités, il se retourna afin de se repaître de l’inutile boule de poils dont les petits couinements ridicules cessèrent immédiatement lorsque raisonna un premier crac suivi d’un chlop tout aussi guttural. « Hungry Freaks, Daddy », ajouta-t-il pour détendre l’atmosphère et nous rîmes alors de bon cœur, malgré une appréhension persistante. Nous voulions rester au seul menu de ses révélations. Pendant de longues minutes, Zappa et Jimmy échangeaient tels des pongistes émérites les histoires les plus folles sur le Los Angeles des sixties dont le Sunset Boulevard représentait l’épicentre. Ils évoquaient les bacchanales sexuelles avec les groupies dans les couloirs chamarrés du Château Marmont, la rencontre avec Kim Fowley et leurs différentes collaborations musicales, les Girls Together Outrageously, Alice Cooper première époque sorti sur le fort bien nommé label Straight Bizarre, Tim Buckley et tant d’autres. Zappa ne se limitait pas à défricher sa propre musique, il exhumait les talents, les rabattait puis les signait. Une fois en studio, il leur laissait une totale liberté loin de toute forme d’ingérence. Certains comme le jeune violoniste jazz Jean-Luc Ponty volèrent ensuite de leurs propres ailes pour faire brillamment carrière. Généreux. Tel était Frank Zappa. Tout était désormais dans la boîte. Nous nous quittâmes après des embrassades relativement distantes. Et alors que je tournai la tête dans un geste d’adieu solennel, sentimental, je vis l’illustre musicien à la silhouette défraichie s’engouffrer dans le trou noir de sa tombe, seul avec lui même, ses idées, ses souvenirs. Les nôtres resteraient saufs, aussi précis et nourris qu’une partition zappaïenne.
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30-10-2012 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 144 fois | Public Ajoutez votre commentaire