Abraham van den Tempel (Leeuwarden, c.1622-Amsterdam, 1672),
David Leeuw, marchand d’Amsterdam, et sa famille, 1671
Huile sur toile, 190 x 200 cm, Amsterdam, Rijskmuseum
Si les modes de notre temps font que, comme la majorité des compositeurs de l’époque baroque, Henry Purcell est aujourd’hui principalement renommé pour ses œuvres vocales, sa musique instrumentale n’en demeure pas moins du plus grand intérêt. Au sein de sa production dans ce domaine, ses Fantazias et In Nomine pour les violes occupent une place à part, ce qui leur a maintes fois valu les honneurs du disque. Bruno Cocset et Les Basses Réunies, salués ici même l’année dernière pour une splendide Nascita del violoncello publiée par le jeune label agOgique, nous en offrent une nouvelle version, toujours pour le même éditeur.
Lorsqu’on les écoute, on peine à croire que ces pièces sont l’œuvre d’un compositeur de vingt ans ; c’est pourtant cet
âge qu’avait Purcell, que l’on a de bonnes raisons de supposer né le 10 septembre 1659, lorsqu’il les nota, à la fin du printemps et durant l’été 1680, dans un manuscrit conservé aujourd’hui au
British Museum (Add. MS 30930), source unique heureusement parvenue jusqu’à nous. Si l’on se replace dans le contexte historique de leur composition, les Fantazias et
In Nomine constituent, au sens propre du terme, une aberration. Depuis la Restauration monarchique de 1660,
Avec Purcell, on bascule dans un univers radicalement différent, pour ne pas dire opposé. Tout d’abord, sur les quinze
compositions – treize Fantazias et deux In Nomine, ces pièces fondées sur un cantus firmus extrait du Benedictus de la Missa Gloria Tibi Trinitas de
John Taverner (c.1490-1545) – que nous transmet le manuscrit, seules cinq sont dans le mode majeur, les autres se partageant entre en sol (4), ré (3), la (1), mi (1) et ut (1) mineurs, ce qui,
si l’on considère ces pièces comme un tout, les incline vers des teintes sombres, très loin de l’univers plutôt lumineux de Locke. Ensuite, le contrepoint y est omniprésent, et il est élaboré
et utilisé avec une aisance absolument confondante qui n’est pas sans évoquer parfois, comme l’ont relevé maints commentateurs, L’Art de la Fugue de Johann Sebastian Bach (c’est
particulièrement flagrant dans la Fantazia n°5). Faut-il, pour autant, tenir ces Fantazias pour de simples exercices de style ?
On peut parier que la lecture de Bruno Cocset (photographie ci-dessous) risque fort de faire sursauter les auditeurs habitués à celles avec consort de violes, car il a décidé d’y employer un consort de violons créé par le luthier Charles Riché, compagnon indissociable des projets des Basses Réunies, y adjoignant même un continuo réalisé sur un clavecin cordé en boyau fabriqué tout exprès pour ce disque, ce qui n’est sans doute pas, malgré le raffinement et la discrétion de Bertrand Cuiller, la meilleure idée de cette réalisation. La démarche consistant à ne pas s’en tenir à la famille des violes pour interpréter les Fantazias de Purcell n’est pas nouvelle et il convient de rappeler que Charles Medlam et son London Baroque l’ont adoptée en pionniers dès 1983 en employant un broken consort mêlant violes et violons ponctuellement soutenus par un orgue continuo (EMI, très beau disque méconnu), expérience qu’ils ont rééditée en 2000 pour BIS, en évacuant cette fois purement et simplement les violes au profit de la seule famille des violons, sans renouer toutefois complètement avec leur précédente réussite ; il est d’ailleurs intéressant de comparer la seconde version de London Baroque avec celle de Bruno Cocset pour mieux mesurer ce qui, dans des optiques assez voisines, fait de cette dernière la plus aboutie des deux. Elle s’impose tout d’abord par une beauté instrumentale assez stupéfiante, parfaitement restituée par une prise de son équilibrant idéalement limpidité et présence, qui ne se cantonne néanmoins jamais à l’étalage narcissique de la joliesse des timbres, mais utilise les ressources sonores de chaque instrument pour varier sans cesse textures et couleurs afin de mieux souligner l’expressivité de chaque pièce. Elle se distingue, ensuite, par son extrême concentration qui confère à chaque pièce une égale densité émotionnelle tout en respectant son caractère propre, chaque détail étant scruté et dessiné avec un soin méticuleux sans qu’il soit question pour autant de morcellement, la cohérence de la conception étant ici totale. En effet, que l’on soit d’accord ou non avec les propositions de Bruno Cocset, qui n’a pas hésité à transposer quelques-unes des Fantazias pour des raisons de couleur ou de meilleure adéquation avec les instruments utilisés, pratique totalement cohérente avec celles du XVIIe siècle, il serait malhonnête de dire qu’elles ne sont pas assumées avec une hauteur de vue et une sensibilité de tous les instants qui éclairent ces pièces de façon parfois inouïe et souvent bouleversante. Conçu avec une intelligence confondante, servi par des musiciens en pleine possession de leurs moyens techniques, capables d’épouser complètement l’esthétique souhaitée par leur directeur et d’en tirer toutes les conséquences en termes de conduite du discours et d’expression, cet enregistrement entraîne l’auditeur dans une rêverie souvent mélancolique parsemée d’instants magiques dont finit par surgir une sensation de plénitude durablement rassérénante.
Faut-il recommander ces Fantasias et In Nomine que nous offrent Les Basses Réunies ? Indubitablement, oui, ne serait-ce que pour la beauté de ses timbres et la singularité de sa vision qui change heureusement d’un certain nombre d’autres, avouons-le, assez passe-partout. Puissent Bruno Cocset et ses vaillantes troupes avoir l’idée de se pencher un jour sur la musique de Locke, dont le Broken Consort aurait sans doute bien des choses à révéler s’ils y posaient leurs archets.
Les Basses Réunies
Sophie Gent, Stéphanie Paulet, violons, Emmanuel Jacques, ténor de violon, Mathurin Matharel, ténor & basses de violon,
Steinunn Stefansdottir, basse de violon, Richard Myron, violone, Bertrand Cuiller, clavecin
Bruno Cocset, alto, ténors de violon & direction
1 CD [durée totale : 50’33”] agOgique AGO007. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Fantazia upon one note
2. Fantazia 5
3. Fantazia 10
Illustrations complémentaires :
John Closterman (Osnabrück, 1660-Londres, 1711), Henry Purcell, 1695 ? Craie noire et rehauts de blanc sur papier, 38,1 x 28,6 cm, Londres, National Portrait Gallery
La photographie de Bruno Cocset, utilisée avec autorisation, appartient au label agOgique.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Il m’a semblé tout naturel de vous recommander, en complément de la version particulière des Basses Réunies, une approche plus « traditionnelle » des Fantaizias et In Nomine de Purcell. Mon choix s’est tout naturellement porté sur le disque enregistré en octobre 1994 par Hespèrion XX et Jordi Savall, à mes yeux le meilleur jamais réalisé dans la configuration consort de violes, et que tout amateur de musique baroque (et au-delà) se doit de connaître. Interprétées par une distribution de rêve, ces quinze pièces sonnent comme autant de moments suspendus, souvent très introspectifs, parfois plus ensoleillés, mais toujours rendus avec une émotion palpable et quelquefois bouleversante. Une référence sur laquelle la concurrence et le temps n’ont eu, à ce jour, aucune prise.
Hespèrion XX
Wieland Kuijken, basse de viole, Sophie Watillon, hautecontre de viole, Eunice Brandao, Sergi Casademunt, ténors de viole,
Mariane Müller, Philippe Pierlot, basses de viole
Jordi Savall, dessus de viole & direction
1 CD Astrée E 8536. Incontournable Passée des arts. Ce disque, réédité chez Alia Vox sous référence AVSA 9859, peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Fantasias for the Viols | Henry Purcell par Jordi Savall