Dans un article du 27 octobre, l'ami The SF Reader se demande sur son blog, E-Reading and Ray Tracing (blog en français et en anglais) pour quelles raisons Amazon n'indique pas sur son site la présence ou non de DRM (protection numérique) sur les ebooks vendus. Les réponses qu'il propose m'ont toutes parues valides à des degrés divers. Elle sont cependant incomplètes si l'on ne pense qu'à Amazon, sans intégrer dans le champ de réflexion celui qui est pour moi son plus gros concurrent à l'heure actuelle, à savoir Apple. J'ajouterais qu'à mon humble avis, cette non-indication de la présence des DRM va à l'encontre de la stratégie d'Amazon de soutien aux auteurs indépendants.
Si vous pensez que Jeff Bezos, le patron d'Amazon n'a pas tenu compte de l'histoire de la micro-informatique dans son plan de lancement du Kindle, je crois que vous vous trompez. Je ne prétends pas être dans sa tête, mais si j'avais été lui, je me serais demandé au moment de lancer le Kindle comment une petite compagnie informatique peut faire pour résister à des titans de la taille de Microsoft, par exemple.
Je ne sais pas si Jeff Bezos éprouve de l'admiration pour quelqu'un comme Steve Jobs. Mais il me paraît évident qu'il a dû comprendre qu'Apple n'a pu survivre à sa guerre contre Microsoft et Windows qu'à l'aide d'une clé de voûte, la stratégie propriétaire.
C'est parce que les produits Apple n'étaient pas compatibles avec ceux de Microsoft qu'Apple a pu jouer sur ses différences et fidéliser son public.
Or, à l'échelle des ebooks, quel est le grand concurrent d'Amazon qui n'indique pas non plus la présence ou l'absence de DRM sur ses ebooks ? Oui, vous avez compris. Apple. (Google books ne le fait pas non plus, mais il n'est pas encore un vrai concurrent).
C'est aussi la raison pour laquelle Amazon se raccroche de toutes ses forces au format mobi ou AZW. Pour se différencier des autres sur un niveau technologique, et combattre sur son propre terrain.
Dans l'esprit de Jeff Bezos, tout ce qui se rapporte à un format propriétaire, tout ce qui peut permettre de fidéliser les lecteurs à son format d'ebook doit être favorisé. Les DRM doivent apparaître comme naturels, car ils sont, eux aussi, un élément de fidélisation et de dépendance à un format.
Apple avait fidélisé ses clients en les contraignant, quelque part, à acheter du Apple. Amazon entend faire de même. Il ne faudrait pas que les clients pensent que les fichiers ebooks peuvent être copiés ou transformés, sinon ils risqueraient d'aller voir ailleurs.
Il s'agit donc d'une stratégie de survie. Mais Amazon joue aussi sur des stratégies de domination, notamment en essayant d'obtenir l'exclusivité sur la distribution des ebooks d'auteurs ou éditeurs indépendants, avec l'option KDP Select, ou en vendant ses lecteurs d'ebooks à prix coûtants (sans parler du problème de contournement des taxes commun à Amazon et Apple, mais aussi très certainement à de grandes sociétés comme le groupe Hachette-Lagardère).
Pour mémoire, l'option KDP Select autorise les auteurs à mettre leurs ebooks gratuits pour une période promotionnelle, ce qui génère de la visibilité, des ventes supplémentaires, et une rémunération via la bibliothèque Amazon KDP Lending. En contrepartie, Amazon exige trois mois d'exclusivité sur les titres concernés.
Personnellement, je suis contre toute exclusivité. Je ne souhaite pas punir des lecteurs qui auraient opté pour un lecteur d'ebooks Kobo, un Bookeen, un Sony ou un i quelque chose. Je trouve que ce sont des pratiques non équitables pour la concurrence
Avec cette stratégie d'exclusivité, Amazon se met pas mal d'auteurs dans sa poche, grâce à l'argent généré par les prêts de la bibliothèque Kindle d'une part, et les ventes supplémentaires dues au regain de visibilité après une période promotionnelle.
Mais en même temps, Amazon pourrait s'il le souhaitait donner une longueur d'avance de plus aux auteurs indépendants, en mettant en valeur le fait que leurs ebooks sont vendus sans DRM, comme c'est le cas la plupart du temps avec les indépendants. Les indépendants étant plus visibles sur leur site qu'ailleurs, les ebooks sans DRM le seraient aussi.
Ils ne le font pas.
Pour le moment, j'en suis persuadé, c'est Amazon qui a les bonnes cartes en main : un site bien meilleur que ceux de ses concurrents et une liseuse, la Kindle Paperwhite, plus aboutie technologiquement sur pratiquement tous les plans (sa seule véritable faiblesse est à mon sens de ne pas prendre en charge le format epub).
Il est cependant possible que les choses changent dans l'avenir. Jeff Bezos sait que cela peut bouger très vite dans le monde du numérique. D'où la volonté de conserver l'incompatibilité avec le format epub. D'où la non-indication des DRM, là où des concurrents comme la Fnac et Kobo (mais pas Apple) les indiquent. On se protège, en misant sur l'enclavement des clients Amazon pour que cette protection ne soit pas ressentie comme une gêne pour eux.
Du moment que les lecteurs ne chercheront pas à dupliquer leurs ebooks pour les conserver, ils ne se sentiront pas gênés par les DRM. Peut-être seront-ils tentés de les dupliquer s'ils pensent qu'ils peuvent perdre ou se faire faucher leur lecteur d'ebooks ? Dans ce cas, on leur offre de stocker gratuitement leurs fichiers ebook dans un cloud (sur les serveurs d'Amazon). Tout est alors parfait...
Ou presque, bien sûr, car des serveurs aussi peuvent planter, des données peuvent se voir effacées, et des comptes de client peuvent être supprimés.
La stratégie d'Amazon est pour l'instant hybride. Elle n'est susceptible de léser la concurrence que dans la mesure où les auteurs lui donnent tous les pouvoirs en optant pour KDP Select.
Quelle peut être la stratégie des auteurs indépendants, en dehors du fait de dire non à KDP Select ? Personnellement, je n'ai pas de scrupules à dire du bien des liseuses Amazon, de la filiale d'Amazon Createspace, où même à mettre un bandeau déroulants d'ebooks pointant vers Amazon comme c'est le cas sur ce blog.
Je le fais, parce que c'est le site d'Amazon qui donne de la visibilité à mes ebooks. Je leur dois la large majorité de mes ventes en numérique. En contrepartie, je garde ma liberté de parole, et je continue à placer le bien-être des lecteurs au-dessus du reste.
Eh oui, Amazon n'est pas le seul à pouvoir opter pour une stratégie hybride...