A propos d’Amour de Michael Haneke
Jean-Louis Trintignant
A Paris, Georges (Jean-Louis Trintignant) et Anne (Emmanuelle Riva) forment un couple d’octogénaires heureux. Cultivés, très complices intellectuellement, ce sont d’anciens professeurs de piano à la retraite qui coulent des jours paisibles et heureux. Mais à la suite d’une opération de la carotide qui s’est mal passée, Anne se trouve paralysée sur tout le côté droit. Hémiplégique, l’ancienne professeure de piano voit son état physique se dégrader de jour en jour tout en sachant qu’elle peut compter sur le soutien moral indéfectible de son mari comme sur celui de leur fille Eva (Isabelle Huppert), une musicienne qui vit à Londres avec son époux. Mais Anne connait une seconde attaque foudroyante qui la décourage de vivre, alors que Georges l’exhorte au contraire à continuer le combat jusq’au bout. Au contraire de son père, Eva ne parvient pas à retenir à retenir ses larmes ni à cacher qu’elle est effondrée…
N’allez pas voir Amour pour son suspense. Les premiers plans du onzième long métrage de Michael Haneke (dont il a aussi écrit le scénario) dévoilent d’emblée la fin. Celle d’Anne, allongée sur son lit de mort, tout de noir vêtue, la tête reposant sur une couronne de fleurs.
Emmanuelle Riva
Amour, ce sont les derniers mois dans l’intimité et la vie d’un couple qui a toujours vécu ensemble. Un couple dont les affinités intellectuelles et amoureuses sautent d’emblée aux yeux comme l’entente merveilleuse des deux acteurs. Face à la maladie et à la mort qui rôdent, symboles d’une terreur inconnue et insoupçonnable, Georges et Eva se trouvent dépourvus, eux qui n’ont connu que le bonheur ensemble. Cela ne va pourtant pas empêcher Georges de soutenir Anne avec courage tout en resserrant plus fort encore ses liens avec elle. A chaque instant, Georges lui fait sentir qu’il est là, près d’elle, solidaire de sa douleur jusqu’à en devenir fusionnel. Il faut voir les trésors d’imagination qu’il use comme les souvenirs communs entre eux dans lesquels il va puiser pour la ramener à la vie. Ces courts moments, ces petites scènes sont incontestablement les plus poignants du film.
Comme souvent chez Haneke, la mise en scène, dès les premiers plans, cherche à mettre mal à l’aise le spectateur, à le placer dans une situation inconfortable. Le fameux adage de Duchamp qui dit que « c’est le spectateur qui fait l’oeuvre » est ici respecté à la lettre. Au début du film, un long plan fixe frontal, légèrement asymétrique et surélevé, montre en effet un public fourni du théâtre des Champs-Elysées qui s’installe juste avant que ne commence à jouer (en hors-champ donc) le pianiste classique Alexandre Tharaud. Parmi ce public, on distingue Anne et Georges au troisième rang. Ce sera un des deux seuls plans du film (avec celui du cauchemar de Georges dans le couloir de l’immeuble) qui ne se situe pas dans l’appartement du couple. Car tout le reste du film consiste en un huis-clos qui s’articule autour de (gros) plans, la plupart du temps fixes, sur les visages de Trintignant ou de Riva.
Isabelle Huppert
La lenteur, c’est le credo qui guide la caméra du cinéaste autrichien, récompensé au dernier Festival de Cannes par la Palme d’Or. Mais ces plans fixes, dans un appartement aussi somptueux que vaste, deviennent assez vite dérangeants. Ils donnent au spectateur un sentiment d’étouffer pour ne pas dire d’être pris en otage par la caméra. C’est certes un effet voulu mais qui devient assez vite oppressant. Il est très difficile d’interpréter et de réagir à Amour autrement que sous l’angle de sa propre subjectivité et de son ressenti tant tout, dans l’expérience physique vécue par le spectateur et le dispositif filmique radical chez Haneke y invite. Ce qui parait le plus gênant dans ce procédé de mise en scène, c’est qu’il force le spectateur à rester immergé (comme si on ne pouvait pas sortir la tête de l’eau) dans l’image, comme rivé sur l’intimité de ce couple. Encore une fois, on est obligés de parler en terme de sensations tant le cinéaste invite à une expérience physique, plastique on pourrait dire pour utiliser un terme des arts plastiques, à travers son cinéma. Une expérience qui passerait d’abord par notre corps. Seul hic, c’est que l’on ne peut pas quitter des yeux cette vieille femme malade, de plus en plus amoindrie et abîmée physiquement. Comme si on en était interdit. Cette vieille femme, que l’on voit dans ses toilettes, soutenue par son mari ou sous sa douche, incapable de se laver sans l’aide d’une infirmière, est certes admirablement interprétée par Emmanuelle Riva, mais elle est filmée de telle manière que l’on n’arrive jamais à la regarder avec recul ou pudeur. Cette fin de vie d’un couple n’est certes pas la partie la plus reluisante de leur amour ni celle que l’on aurait forcément aimé voir, mais c’est celle que l’on nous montre pourtant, ou plutôt que l’on nous impose de manière à ce que notre regard en paraisse – forcément – un peu obscène. C’est l’effet voulu. Mais est-ce vraiment l’image de la dégradation physique, de l’humiliation qu’Anne ressent dans sa chair comme devant Georges que l’on aimerait forcément retenir en pensant à tout ce qui a pu lier ce couple ?
Alors, certes, certaines scènes sont assez émouvantes entre Georges et Anne et rappellent la complicité et tout l’amour qui a pu les lier et les liera jusqu’au bout, mais une chose est frappante dans cette famille. C’est la froideur physique entre ses membres, l’absence quasi-totale de contacts entre eux. C’est-à-dire que qu’entre Eva et ses parents, il y a très peu de gestes, de touchers, de marques physiques de soutien. Sand doute sont-ce là les marques et les souvenirs d’une culture et d’une éducation autrichiennes.
Il y a pourtant certainement d’autres choses à retenir, comme le jeu fascinant de Trintignant, tout en retenue, en dignité et en maîtrise de lui-même. Une maîtrise que l’octogénaire gardera jusqu’au bout, même devant sa fille en pleurs (excellente Isabelle Huppert, fidèle à elle-même). Ce n’est pas rien de voir deux acteurs jouer aussi bien et s’entendre de manière aussi extraordinaire que Riva et Trintignant dans Amour. Mais le dispositif filmique rigide, fermé, d’une froideur absolue (pour ne pas dire absolutiste), implacable, finit par désincarner cet amour comme ces personnages. Par les déshumaniser. Car comment expliquer alors que l’émotion soit si absente ou si rare dans Amour, comme étouffée dans l’œuf, incapable d’éclore ou d’affleurer, alors même que tout le film appelle à l’émotion ? Au moins Amour pourra-t-il s’enorgueillir d’un mérite indéniable. Celui de ne laisser aucun spectateur indemne à la sortie du film…
http://www.youtube.com/watch?v=9S0h-2H0Yew
Film français, autrichien, allemand de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert (02 h 07).
Scénario de Michael Haneke :
Mise en scène :
Acteurs :
Dialogues :
Compositions de Schubert, Beethoven, Bach, Busoni interprétées par Alexandre Tharaud dans son propre rôle :