3 La Chute de l’Homme

Publié le 14 septembre 2012 par Albrecht

La Chute de l’Homme est l’une des gravures les plus célèbres de Dürer.

Nous allons résumer l’interprétation classique de Panofsky  (Panofsky, la Vie et l’Art d’Albrecht Dürer, Hazan, 1987, p 134 et ss) et la prolonger pour ce qui concerne le bouc.

La Chute de l’Homme

Dürer, 1504

 

L’élan, le lapin, le chat et le boeuf

Le grand succès de Panofsky  est d’avoir mis en évidence le lien entre le thème de la Chute de l’Homme et la Théorie des Quatre Tempéraments.

« Avant d’avoir croqué la pomme, Adam possédait une constitution en parfait équilibre… et il était donc immortel et sans péché… »  La Chute de l’Homme, qui le rend mortel, se traduit donc physiologiquement par un déséquilibre des quatre humeurs, illustrées par quatre des animaux de la gravure : « l’élan symbolisant la morosité mélancolique ; le lapin, la sensualité sanguine ; le chat, la cruauté bilieuse et le boeuf, l’apathie flegmatique. » 


Le chat et la souris

Pour expliquer la présence du chat et de la souris, Panofsky suggère qu’ils illustrent le rapport psychologique entre Eve et Adam :
« Ils (les contemporains de Dürer) durent se délecter de la tension parallèle qui existe entre Adam et Eve d’une part, et entre la souris et le chat prêt à bondir, d’autre part. »

Or le rapport entre Eve et Adam est plutôt un rapport de tentation qu’un rapport de prédation : on ne peut pas dire qu’Eve s’apprête à sauter sur  Adam. Il existe en revanche dans la gravure un autre rapport de prédation que Panofski n’ a pas souligné.


Le perroquet et le serpent

« Le sorbier des oiseleurs, auquel s’accroche encore Adam, est l’Arbre de Vie… et entre cet arbre et le figuier défendu existe la même opposition qu’entre le sage et bienveillant perroquet et le diabolique serpent ».

Panosfki note, sans la nommer, cette opposition entre le serpent et le perroquet  : or il s’agit bien d’un second rapport de prédation comme entre le chat et la souris,  mais cette fois entre animaux arboricoles : le serpent gobe la pomme à défaut des oeufs du perroquet.



La ligne de la pomme

Le contraste  entre les deux arbres s’étend jusqu’aux cache-sexes : celui d’Adam est constitué  par un rameau à une seule feuille surgi du tronc de l’arbre de vie, celui d’Eve par une feuille de l’arbre de la connaissance, restée attachée à la pomme qu’elle s’apprête à donner à Adam.

Le mécanisme de la Chute est ici démontré par une double construction graphique.

Premièrement, la pomme va passer de la main d’Eve à la main tendue d’Adam, selon un cercle centré sur le cache-sexe de celle-ci : manière de souligner que la cause de la chute est bien le sexe faible.

Simultanément apparaît un second cercle, centré sur l’extrémité de la queue du serpent, qui joint les entre-jambes des deux protagonistes : la Chute coïncide avec l’irruption du désir sexuel et de la honte.


En aparté : le symbolisme du perroquet

Le perroquet est un exemple parfait de symbole à deux faces, selon qu’il se situe dans un contexte profane ou dans un contexte sacré. (pour plus de détails voir Mémoire en Temps Advenir: Hommage À Théo Venckeleer p 187 et suivantes)


Face  Hide : un sacré gaillard !

« Comme le dit Aristote, il boit volontiers du vin, et est un oiseau excessivement luxurieux » (« ut dicit Aristoteles, vinum libenter bibit, et est avis luxuriosa nimium » ) Thomas de Cantimpré, dominicain  mort en 1270

« …semblant tantôt joyeux, tantôt triste, en simulant les gestes des amants, il semble avoir envie de copuler » (« et nunc laetanti similis, nunc delenti, gestus amantis praetendens, coïtum appetere videtur »)  Alexandre Neckham, mort en 1247

Le Jardin d’amour
1465, Maître E.S.

Cette réputation lui permet de figurer au dessus de deux des couples du Jardin d’Amour : celui de droite qui échange un billet doux au dessus d’une bourse particulièrement évidente et celui du centre  qui joue aux échecs, métaphore du combat amoureux. Un pigeon,  symbole d’amour fidèle, surplombe le couple de gauche où la jeune  femme admire un collier, tandis que le jeune homme exhibe une longue dague entre ses cuisses. Un dernier symbole à plumes, la chouette, tente de faire croire que la sagesse inspire tous ces jeux.


Face  Jekyll : un petit Ange !

Dans un contexte religieux, le perroquet est un symbole de l’Immaculée Conception.

Conrad de Wurtsbourg (mort en 1287) en donne une première raison : c’est un oiseau très propre et son plumage vert, jamais mouillé, est comparable à Marie, jamais touchée par le péché.

Mais pour la plupart des auteurs de traités zoologiques du Moyen Age, c’est parce que le perroquet était capable de prononcer le mot AVE, ce qui  l’apparentait à l’Ange Gabriel, dont la  Parole « Ave Maria » a déclenché la conception miraculeuse de Marie.


Le perroquet de Dürer

Revenons à la gravure de la Chute, sujet à la limite du religieux et du profane, puisqu’il fonde la théologie du Péché, mais explique aussi les origines de la sexualité humaine.

Dans les Annonciations, il est fréquent de voir figurer en petit la scène du péché originel, pour rappeler que AVE rachète EVA, et que la conception immaculée compense le péché d’Eve (voir EVA avant AVE).   Dürer ici  invente  la réciproque : glisser dans la scène de la Chute un symbole de l’Immaculée Conception.

Mais il est probable que la composition joue délibérement avec l’autre signification  du perroquet. En le confrontant au serpent, en le posant sur l’arbre de vie plutôt que sur l’arbre du Bien et du Mal, peut-être en fait-elle le messager d’une sexualité aviaire et purifiée,  face à la sexualité reptilienne et coupable.

Le bouc sur le rocher

Passons au dernier animal de la gravure, un bouc ou une chèvre minuscule mais qui a fait couler beaucoup d’encre

1504_Adam_Eve__Durer_bouc
Voyons rapidement les interprétations qu’il a suscitées, du négatif au positif :
  • le bouc est le symbole traditionnel  des incroyants : ici, il fait allusion à Adam et Eve, premiers humains à enfreindre un commandement divin ;
  • le bouc représente la folie de l’humanité, qui cherche à voir ce qu’il y a au delà du bord de la falaise ;
  • la chèvre minuscule sur le rebord en arrière-plan symbolise l‘imminence de la Chute  d’Adam et Eve (seul inconvénient à cette hypothèse astucieuse : les chèvres ou les boucs ont plutôt le sabot montagnarde, et se suicident rarement)
  • pendant l’office de Yom Kippur (« Jour du pardon »), le grand prêtre du temple de Jérusalem tirait au sort entre deux boucs, l’un qui devait être sacrifié, et l’autre envoyé à Azazel, dans le désert. Azazel semble avoir été un grand rocher d’où le bouc-émissaire était  précipité, en expiation des péchés ;
  • l’ibex (ou bouquetin) est un animal sacré capable de s’approcher de Dieu en grimpant sur les plus hautes cimes (seul problème : Dürer n’a pas représenté un bouquetin, ni un chamois, ni un isard, mais un caprin tout ce qu’il y a de vulgaire)
  • le bouc représente l‘oeil de Dieu, qui voit tout d’en haut.

Une dernière hypothèse

Comme souvent, c’est dans la composition d’ensemble qu’il faut chercher l’explication des détails récalcitrants.

Remarquons que toute la scène de la Chute se passe dans le sous-bois dense du jardin d’Eden : la seule sortie de ce bois, le seul coin de la gravure où le ciel apparaît est le rocher surplombant. Serait-ce le Paradis Céleste, opposé au Paradis Perdu ? Difficile d’admettre que le bouc soit le premier animal à être admis dans le royaume divin.

D’autant que ce bouc minuscule, coincé sur sa cime rocheuse, semble jeter un regard mélancolique sur des oiseaux encore plus minuscules qui voletent au delà de la falaise, vers le hors-champ.

Le bouc de Dürer pourrait bien être une sorte de Sisyphe caricaturant ce qui va être la condition de l’Homme après la chute :

grimper sur des rochers stériles, en proie à des ardeurs sexuelles inextinguibles.