Nous avons jusqu’ici laissé dans l’ombre le dernier acteur de la scène : l’homme au plumet, dont l’oeil seul apparaît en pleine lumière et nous fixe avec intensité, comme pour nous prendre à témoin de ce qu’il nous faut voir maintenant : un premier retournement de situation.
Le double larcin
Dans sa main droite, en marge du tableau, l’homme brandit une tête de poule.
Nous avons vu que les lignes de fuite découpent, à la manière d’un spot, un triangle qui attire l’oeil vers ce que nous devons voir en premier.
Juste à l’extérieur de ce triangle d’intérêt, comme la main de la voleuse, la main de l’homme accomplit un deuxième geste occulte : nous comprenons que lui-aussi est un voleur.
Le voleur chez Valentin
Un autre tableau de Valentin nous le confirmera dix ans plus tard, en explicitant ce que Régnier nous montre de manière allusive.
La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, 1635, Louvre, Paris
A l’extrême-gauche, un homme enveloppé dans une cape, armé d’une dague, le visage dissimulé sous un chapeau à plume – véritable traître de série B – se penche pour tirer par le cou une poule que la gitane cachait dans une poche dorsale de sa robe.
Le voleur chez Manfredi
Mais le véritable inventeur du thème du double larcin, celui dont Régnier s’est directement inspiré, est Bartolomeo Manfredi.
Diseuse de bonne aventure,
Manfredi,1616-17, Detroit Institute of Arts
Les quatre personnages de Régnier sont déjà présents, mais de droite à gauche : l’homme à la plume, la jeune gitane avec son collier de corail, la vieille – sosie exact de celle de Régnier, et enfin le naïf.
Malheureusement, l’assombrissement du tableau permet à peine de deviner la main de l’homme subtilisant la poule.
La voleuse de poules
Qui vole des poules ? La gitane. Pourquoi les vole-t-elle ? Pour les manger, sans doute, mais aussi pour jeter des sorts. De nombreux rituels magiques font appel à des coqs ou de poules noires, dont la couleur fait accointance avec le diable. En particulier, le rituel appelé le « jeûne noir », consiste, en cas de vol, à jeûner strictement pendant 9 vendredis, en compagnie d’une poule noire : ensuite, soit le voleur rend son butin, soit il meurt ! ( Leland, Charles G., Gypsy Sorcery & Fortune Telling, 1891, p 137)
Paradoxe que la poule de notre tableau, volée puis revolée sous nos yeux, puisse également être une parade contre le vol !
L’homme-renard
Qui également vole des poules ? Comme le confirment le regard rusé et le plumet-queue, trophée qui orne son chapeau : l’homme dans l’ombre est un renard. Mais ici c’est un super-prédateur, un voleur de voleuse de poules.
Le collier de corail
Le collier de corail au cou de la gitane apparaît comme singulièrement ironique : le corail, sensé être une protection contre le mauvais oeil, ne protège visiblement pas contre les mauvais coups.
La gitane est ainsi doublement ridiculisée : en tant que voleuse volée, et en tant que propagatrice de superstitions dont elle démontre elle-même la vanité.
Deux coquins
La composition symétrique du tableau de Régnier nous saute maintenant aux yeux : il nous présente non pas un, mais deux larcins simultanés.
Au fond dans l’ombre, les prédateurs, l’homme et la mère, réduits aux visages et aux mains, rapprochent leurs têtes, dans une sorte de solidarité de coquins ; mais leurs regards divergent, chacun concentré sur sa proie : à gauche la gitane, à droite la naïve.
Prédateurs et proies
A droite, la delicatesse du geste de la mère semble mimer celui de sa victime : la main qui soulève la bourse ressemble à celle qui froisse le tulle.
Et la main qui désigne accompagne le mouvement de la main tendue.
Au summum d’une empathie maligne, chacun des voleurs synchronise son attitude sur celle de sa victime : pour mieux l’influencer, l’envelopper, se fondre avec elle.
Le tableau nous démontre visuellement que, dans une captation réussie, le prédateur devient sa proie.
Représentons en bleu, dans le schéma, le nouveau thème qui vient de s’introduire : celui de la Voleuse Volée.