La lecture de Modiano suscite toujours le même léger embarras, le plaisir d’une langue sobre, élégante, presque fade, celui de retrouver d’un livre à l’autre les mêmes histoires ou presque, les mêmes figures, cette plongée dans un Paris perdu et ce même jeu de piste entre souvenirs partagés, inventés, rêvés.
Dans L’herbe des nuits, son dernier roman, on devine la figure de Ben Barka, celle des truands qui l’ont kidnappé, de Georges Boucheseiche que Modiano appelle, au détour d’une conversation Rochard, mais dont il nous dit qu’il peut être le propriétaire de l’Unic hotel, hôtel dont était justement propriétaire Boucheseiche (voir ici), et dont on se demande, à voir ses photos, s'il ressemblait vraiment au personnage du roman.
On y retrouve également un poète qui sort de l’hôtel Taranne, aujourd’hui disparu, juste à coté de chez Lipp, qui s’appelle Jacques, ce pourrait être Prévert, c’est Audiberti. Cette hésitation sur les identités revient tout au long du livre, elle frappe même le narrateur qui avoue “à cette époque là je n’étais pas sûr de mon identité, et pourquoi l’aurait-elle été plus que moi?” et donne à ce texte, comme à tous ceux de Modiano, le charme un peu désuet de cette brume, de ce flou que l’on associe en général à la myopie. Rien n’est net chez cet auteur, et c’est ce qui plait chez lui.
Il y a plus agaçant : ces souvenirs qu’on ne partage pas et qui intriguent. Y a-t-il jamais eu un jardin rue de Rennes, il où est aujourd’hui le Monoprix? Je n’en ai aucun souvenir. Quant à ces numéros de téléphone qui parsèment ses livres, les invente-t-il ou les trouve-t-il dans l’un de ces vieux annuaires qu’il semble tant affectionner?
Tout cela dans une sorte de mise en abîme discrète puisqu’il s’agit d’une histoire de faux papiers qui auraient été fournis à une certaine Dannie dont on devine qu’elle a été la maîtresse du narrateur. Dannie, prénom ambigu puisqu’il pourrait s’agir d’un diminutif d’Annie, dont on apprend, mais est-ce une surprise? qu’elle s’appelle en réalité Mireille Sampieri, soit le nom même d’une maitresse de Lafont, le chef de la Gestapo française. Ce ne peut évidemment être un hasard même si les dates ne concordent pas vraiment.
Si Modiano donne le sentiment d'écrire toujours un peu le même livre, il donne à ses lecteurs le même plaisir qui n'est pas sans rapport avec celui que l'on prend lorsque à essayer de résoudre des intrigues sans enjeu.