De nombreux observateurs ont dressé le portrait d’une génération Y, née avant le tournant des années 2000 et marquée par la généralisation de l’Internet, adepte de la globalisation, de la connexion et de la mobilité, mais également décrite comme individualiste et indépendante. Aujourd’hui, on peut s’interroger sur l’impact de la crise de la zone euro sur le façonnage d’une nouvelle génération au sein de notre pays : le contexte économique déprimé pèse-t-il sur les esprits des plus jeunes et contribue-t-il à dessiner une génération différente de celle de ses aînés ? Si une lettre devait désigner cette nouvelle génération, il s’agirait sans doute de la lettre A, tant les individus de cette génération en devenir sont encore plus Accros que la génération Y à leurs écrans mais également expriment des angoisses et une anxiété importantes.
a
A comme Accros
Egalement appelée « Net génération », la génération Y se caractérise notamment selon ses penseurs par son hyper-connexion. Ces premiers digital natives, âgés aujourd’hui de 15 à 30 ans, ont en effet adopté dans leur vie quotidienne les nouvelles technologies et sont des utilisateurs assidus des médias sociaux et du Web 2.0. Mais ils apparaissent déjà presque « dépassés » par la génération qui les suit, tant les plus jeunes se montrent accros à leurs outils technologiques, particulièrement à leur téléphone portable. Notons qu’entre 11 et 14 ans, le taux d’équipement en téléphone mobile passe de 30% à 80%. A 15 ans, le taux d’équipement des individus dépasse même le taux d’équipement moyen dans la population pour atteindre 92%. Ainsi, la quasi-totalité des adolescents français possèdent un portable. Et s’en servent beaucoup. Selon une étude réalisée par l’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes), les adolescents français envoient en moyenne 83 textos par jour, soit 2500 par mois. De ce fait, plus de la moitié de ces adolescents passent dix heures par semaine ou plus devant un écran, et même 8% plus de 30 heures. Même chez les enfants de moins de 12 ans, il n’est pas rare, selon les données de l’Observatoire Orange – Terrafemina datant de septembre dernier, de voir dans les foyers concernés ces enfants se servir de l’ordinateur familial (55%), de la TV connectée (51%) , ou de la tablette (71%) et du smartphone (43%) parentaux.
a
Or cet usage intensif n’est pas sans poser des problèmes entre les générations. Selon une étude TNS Sofres pour l’Union Nationale des Associations Familiales, le mobile crée en effet des tensions dans plus de six foyers sur dix, cette proportion étant encore plus élevée lorsque l’enfant est équipé d’un smartphone (69%). 34% des parents de jeunes âgés de 10 à 15 ans équipés d’un téléphone mobile craignent même que leur enfant devienne réellement dépendant. L’étude de l’ARCEP met également en avant le temps moindre consacré par les adolescents au sommeil, du fait du temps croissant passé sur les écrans. Ainsi, la génération A , « addict », pousse à son extrême l’hyper-connexion, quitte à donner l’impression d’un fort entre-soi aux générations antérieures, qui peuvent se sentir exclues de cette communication par écrans interposés (29% des parents se plaignant d’ailleurs d’avoir parfois du mal à joindre leur enfant).
a
A comme Angoissés
L’usage effréné des nouvelles technologies n’est pas le seul caractère exacerbé emprunté à la génération Y : l’angoisse semble l’être aussi. En 2010, l’Observatoire annuel de la pauvreté mené par Ipsos pour le Secours Populaire révélait qu’un jeune de 18 à 30 ans sur deux était angoissé en pensant à son avenir, un sur trois éprouvant même de la colère, ne croyant plus au pouvoir d’insertion des études. En 2012, c’est auprès des plus jeunes, à savoir les enfants de 8 à 14 ans, que se sont tournés les concepteurs de l’étude et le constat est tout aussi inquiétant : loin d’être préservés des inquiétudes de leurs aînés, les plus jeunes se montrent sensibles à la pauvreté et la craignent de manière importante. En effet, 58% déclarent avoir peur de devenir pauvres un jour. Le contexte de crise actuel impacte les plus jeunes qui perçoivent l’inquiétude de leurs parents, ces derniers déclarant à hauteur de 85% que les risques pour leurs enfants de connaître un jour une situation de pauvreté sont plus élevés que pour eux-mêmes, 55% les considérant même comme beaucoup plus élevés. Parents comme enfants font donc état d’une inquiétude diffuse rendant difficile une projection heureuse dans l‘avenir. Une enquête TNS Sofres réalisée avec l’UNICEF auprès d’adolescents de 15 à 17 ans confirme cette forte anxiété des plus jeunes : en effet, 88% se déclarent préoccupés par la situation des adolescents en France et 52% ne se sentent pas confiants quand ils pensent à leurs futures études, à leur futur métier ou leur future vie de famille.
a
Autre signe de ce ressenti de la crise chez les plus jeunes, les résultats surprenants de ce sondage CSA sur les jeunes et l’argent de poche, mené au début de l’année auprès des 14-17 ans. Plus d’un tiers des répondants ayant de l’argent de poche anticipent une baisse de la somme accordée par leurs parents en raison de la crise quand seulement 15% des parents déclarent qu’ils vont réduire certainement ou probablement l’argent de poche qu’ils donnent à leurs enfants. Ainsi, les jeunes prévoient de manière encore plus pessimistes que leurs parents l’évolution de leur ressources. Et la moitié d’entre eux indique, qu’à cause de l’augmentation du coût de la vie, ils arrivent à se payer de moins en moins de choses. Les discours sur la dégradation du pouvoir d’achat ne sont donc plus l’apanage des adultes, qui semblent là aussi transmettre leurs angoisses à leur progéniture.
a
Notons que ce sentiment croissant d’angoisse face à la crise n’est pas le seul fait des enfants français mais concerne également les adolescents d‘autres pays touchés par la crise. Un récent sondage réalisé auprès des pré-adolescents et adolescents britanniques a montré que 58% des jeunes de 8 à 15 ans dans le pays s’inquiètent de la situation financière familiale. Aux Etats-Unis, après la crise des subprimes, un sondage de l’American Psychological Association illustrait la sensibilité des enfants à la crise, 91% déclarant avoir vu des effets des problèmes financiers sur le comportement de leurs parents (disputes, fatigue…), quand 69% des parents pensaient que leur stress face à la crise n’affectait pas ou peu leurs enfants.
a
A comme Anomiques (ou Ambivalents) ?
Surconnectés et surinformés, ne pouvant échapper aux conséquences de la crise étalées dans les médias, les enfants français semblent imprégnés par le climat anxiogène actuel et adopter pour un certain nombre d’entre eux des comportements à risque, traduisant une forme d’anomie. S’il est difficile d’échapper à la caricature, la jeunesse étant par essence une période de remise en cause des normes sociales, certaines statistiques interrogent néanmoins sur le désarroi des plus jeunes : développement du « binge drinking », usage de plus en plus répandu du cannabis, multiplication des actes de violences ordinaires impliquant des individus de plus en plus jeunes…
a
D’après l’INSERM, 80% des jeunes de 17 ans ont consommé de l’alcool au cours des trente derniers jours, les bières et les prémix étant les boissons les plus consommées. Mais plus inquiétant encore, près de la moitié de ces jeunes ont déjà pratiqué le binge drinking au cours des trente derniers jours, à savoir le fait de rechercher l’ivresse le plus rapidement possible, et cette proportion ne cesse d’augmenter. Et selon l’enquête ESPAD (European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs), les jeunes Français sont les plus gros fumeurs de cannabis en Europe, 24% déclarant avoir fumé au moins un joint au cours des trente derniers jours, soit également la plus forte hausse enregistrée dans l’enquête, cette proportion étant en 2007 de 15%. 38% ont fumé au moins une cigarette, ce qui place également la France dans le peloton de tête sur cet aspect (28% en moyenne au niveau européen). Autres statistiques à prendre avec prudence (comme l‘explique cet article sur Slate), mais qui contribuent au faisceau d’indices signes d’une anomie grandissante, celles concernant la violence des plus jeunes : en effet, l’Observatoire National de la Délinquance a publié il y a un an un bulletin qui analyse les démêlés des mineurs avec la justice et qui met en lumière la mise en cause croissante des mineurs dans les vols avec violence, les violences aux représentants de l’autorité ou encore les violences sexuelles et les atteintes aux biens. Le rapport Bockel sur la prévention de la délinquance juvénile évoque plus qu’un doublement du nombre de mises en cause de mineurs dans des faits de délinquance entre 1990 et 2009. Les pouvoirs publics se sont également penchés avec attention sur le harcèlement scolaire, près de la moitié des élèves de collèges et lycées déclarant avoir subi des violences verbales dans leur établissement dans l‘enquête de l‘INSERM. Une enquête de l’Institut Ipsos conduite pour le compte du Ministère de l’Education Nationale et parue en janvier indique une tendance similaire, près d’un parent sur quatre pensant que son enfant a déjà été victime de harcèlement scolaire (moqueries, insultes, coups et menaces…).
a
Plus angoissés et multipliant les conduites à risques et les comportements violents, les plus jeunes semblent donc également plus anomiques, ayant perdu ou remettant volontairement en cause les repères sociaux. Pourtant, cette remise en question des normes présente des limites. Nous avions déjà souligné dans un article précédent la recherche d’autorité, y compris chez les plus jeunes. Autre signe de cette volonté de ne pas « trop » transgresser les règles, les jeunes se montrent de moins en moins progressistes ou permissifs dans les enquêtes d’opinion sur les évolutions sociétales, comme par exemple la légalisation du cannabis. En effet, dans un récent sondage Harris Interactive, seuls 23% des 18-24 ans se disent favorables à la légalisation du cannabis, soit 6 points de moins par rapport à une mesure réalisée en mars dernier et soit également trois points de moins que la moyenne de la population, tous âges confondus. Notons également l’attachement des plus jeunes aux modèles sociétaux « classiques » , qu’il s’agisse de la famille, du repas familial, de la fidélité ou du travail salarié, ne traduisant pas, loin de là, un changement de paradigme sociétal. 85% des adolescents de 15 à 18 ans déclarent même avoir besoin, dans un sondage Ipsos réalisé dans le cadre du Forum Adolescences, de leur aînés pour se construire et 92% jugeant nécessaire et importante la figure d‘autorité parentale. Plus qu’anomiques, les jeunes Français de cette génération A se montrent ambivalents, cassant les normes d’un côté pour les réclamer de l’autre.
a
Relativement peu d’enquêtes sont menées en France auprès des mineurs et le tableau dressé ici est donc nécessairement partiel et forcément globalisant. Les quelques chiffres rassemblés dans cet article tendent cependant à prouver qu’il n’y a pas de rupture nette entre la génération Y et la nouvelle génération, mais bien plutôt une exacerbation de certaines tendances déjà détectées chez les 18-30 ans, à savoir l’hyper connexion, l’angoisse face à l’avenir et le dépassement de certaines limites. La génération A, confrontée dès son enfance et adolescence, à une crise économique majeure, semble donc avoir du mal à se projeter dans l’avenir et être qualifiée avant tout par son ambivalence, oscillant entre monde réel et monde virtuel, comportements anomiques et promotion des normes, volonté d’indépendance et recherche de protection, compromis et positions tranchées. Elle fait preuve d’une volonté plutôt ténue de changer le monde, cherchant au contraire à intégrer – avec difficulté – une société, qui à ses yeux ne lui fait pas toujours suffisamment de place et ne pose pas sur elle un regard suffisamment porteur (41% des 13-18 ans et même 51% des 17-18 ans regrettent en effet l’image négative que les médias véhiculent sur les enfants et les adolescents).