Photographies 1 et 2 : Page recto-verso avec personnages de théâtre à la mode, datant de vers 1814, avec pour
légende : « Acteurs et actrices des différents théâtres de Paris en nouveaux costumes français. ». La page fait 18 x 23 cm.
Cet article fait suite à plusieurs autres :
Café des Incroyables : Ma parole
d'honneur ils le plaisante (1797) ; Les Oublies ; Incroyable ; Incroyables chapeaux ; Exemples de tenues du début du XIXe siècle ; Les Merveilleuses, Incroyables, Muscadins … leurs cannes et leurs bâtons ; La rencontre des
incroyables ; Les méprisants et la réponse inc'oyable. Voir aussi les définitions de l’inconcevable, de la merveilleuse et du muscadin.
L’incroyable est un personnage historique au même titre que la merveilleuse ou le muscadin, car tous se
distinguent pendant la Révolution par la force de leur affirmation en un temps particulièrement troublé, et sont les seuls à vraiment ‘tenir le coup’ en limitant au maximum les dégâts. Leur
force ? Leur jeunesse, leur joie, leur modernité exacerbée ! Napoléon lui-même suit leur mode et s’habille en incroyable ainsi qu’une grande partie de son armée comme expliqué dans
l'article Les oublies.
Il est amusant de constater que l’image du couple de l'incroyable et de la merveilleuse devient petit à
petit, au XIXe siècle et au début du XXe, une iconographie ‘fleur-bleue’ (un exemple ici).
Photographies du dessus 3 , 4 et 5 : Un muscadin et deux incroyables représentés sans doute au milieu du XIXe
siècle. Ici les personnages ne sont pas fleur-bleue comme ils le seront à partir de la fin du XIXe, mais les habits des incroyables sont assez exubérants.
Photographie de gauche 5 : Merveilleuses et incroyables sont réunis dans cette estampe de Le Bon Genre du début du
XIXe siècle intitulée « L’embarras des Queues. » Elle représente deux merveilleuses suivies de deux incroyables s’étant pris avec leur bâton dans la traîne des élégantes. L’humour est
dans le trait caricatural et dans le titre qui peut être interprété de différentes façons.. On remarque outre la panoplie caractéristique, les binocles-ciseaux à la taille de l’un des
protagonistes qui sont du genre de face-à-main (lunettes que l’on tient entre ses doigts) utilisés par les merveilleuses et incroyables. Le Bon Genre est édité de 1800 à 1822, tout
d’abord en 115 dessins humoristiques, au format de la cuve d'à peu près 22 x 25 cm, commencés en avril 1800. En 1817 les 104 premières planches sont rééditées.
Photographie de droite 6 : « Coryphées d'un Bal Paré » de Le Bon Genre,
n°23. Dimensions de la feuille : 25,2 x 32,6 cm.
Les incroyables, pendant la période tournant autour du Directoire (1795-1799), sont des hommes, élégants, qui affichent une
recherche extraordinaire dans leur mise et leur langage. Ils prennent l’habitude de prononcer les 'r' d’une façon particulière. C'est ce qu'on appelle un 'garatisme' qui consiste en un
grasseyement mis à la mode par le chanteur Garat. On formule par la gorge certaines consonnes et en particulier les 'r' ; on zozote un peu (le ch devient s et le g : z), le 'l'
disparaît ou est rajouté inopinément … Ils parlent d’une manière assez incompréhensive pour les non-initiés. Ils blèsent (pratique ancienne que l'on trouve par exemple chez les mignons du XVIe
siècle), ont leur prononciation, leurs mots ; ils s’expriment par circonvolutions. Ils ont leurs gestes etc. Une gravure d’époque représente deux incroyables se saluant en croisant le petit-doigt
ou d'autres se faisant des signes.
La tenue caractéristique consiste en des souliers ou bottes pointues, des bas souvent rayés, une culotte
tombant à mi-mollet qui semble tellement comprimer le sexe qu’on ne le devine souvent pas, un habit carré avec un haut collet noir ou vert, un gilet à motifs rayés ou de pois, de hautes cravates
blanches ou ‘rouillée’ qui touchent ou couvrent le menton. Les rayures ou les motifs à pois sont fréquents. Leurs cheveux ou leur perruque sont souvent blonds, en oreilles de chien, c'est-à-dire
avec des mèches tombant sur les tempes ou plutôt pour parler à la façon du XVIIIe siècle, de longues faces (cheveux des tempes). Une grande tresse dans la nuque est parfois retenue par un peigne.
Les longs cheveux et les tresses sont très fréquents au XVIIIe siècle chez les hommes. La cadenette, avec ses tresses (généralement une dans la nuque et deux sur les côtés) est une coiffure
de rigueur chez les militaires jusqu’à la fin de l’usage du sabre, car ces cheveux sont un rempart à ces armes dont la lame glisse dessus protégeant le cou. Les incroyables ont de grandes boucles
d’oreilles rondes. Ils portent un chapeau bicorne ou rond qui est la prémisse du haut-de-forme. Leur canne est généralement un bâton noueux. Pendant la Révolution, afin de ne pas s’engager,
ils se font passer pour myopes, et gardent l’habitude de porter sur eux un ou plusieurs instruments de vue, en particulier un face-à-main en forme de ciseaux. La fausse myopie permet aussi
d'éviter les inopportuns.
Si pendant la Révolution, les incroyables sont parfois les victimes de rixes et pourchassés par les
jacobins ou les militaires ; à la fin de celle-ci, ils représentent l’ordre établi et la mode à suivre … même chez les militaires. Des nouveaux riches s’habillent en suivant cette mode de même
que ce qu’on appelle la jeunesse dorée. Ils suivent les nombreuses gravures publiées à cette époque figurant ces élégants. Les graveurs les plus connus sont sans doute Carle Vernet (1758-1836) et
Louis Léopold Boilly (1761-1845). Les lieux de rendez-vous des incroyables sont le Palais-Royal, le jardin de Tivoli (vers l’actuelle gare Saint-Lazare), les boulevards (Capucines, Italiens,
Montmartre) et les nouveaux cafés qui s’embellissent en affichant un certain luxe et un décor néo-antique comme le Frascati, et de nombreux autres lieux.
Les chanteurs à la mode sont Pierre-Jean Garat (1762-1823) et Pierre-Jean-Baptiste François Elleviou (1769-1842). Une gravure d’époque représente Garat sur une scène devant un parterre de merveilleuses debout, comme dans un concert de rock. C’est un chanteur d’exception, à la mode déjà sous Marie-Antoinette qui l’invite plusieurs fois à jouer devant elle. A la Révolution il émigre pour revenir sous le Directoire. Il est très apprécié de Napoléon. Type même de l’incroyable, extraordinairement raffiné, c’est aussi un mirliflore. Le XVIIIe siècle compte quelques idoles, dont certaines à la vie assez tapageuse comme celle du comédien et chanteur lyrique Clairval (1735-1795). Citons aussi la famille Vestris qui offre du XVIIIe siècle au XIXe des danseurs célèbres. La nouvelle danse à la mode chez les merveilleuses et les incroyables est la valse qui se pratique d’une façon très différente qu’actuellement. Après la Révolution, on danse dans les salons puis les bals reprennent. Louis-Sébastien Mercier écrit dans Le Nouveau Paris (1794) qu’il y a à Paris 1800 bals ouverts tous les jours : « Ici des lustres embrasés reflètent leur éclat sur des beautés coiffées à la Cléopâtre, à la Diane, à la Psyché. Là, une lampe fumeuse éclaire des blanchisseuses [cette citation est une preuve que les merveilleuses ne sont pas obligatoirement issues de familles riches de même que les incroyables] qui dansent en sabots avec leurs muscadins au bruit d’une vieille nasillarde. […] Je ne sais si ces premières danseuses chérissent beaucoup les formes républicaines des gouvernements de la Grèce ; mais elles ont modelé la forme de leur parure sur celle d’Aspasie ; les bras nus, le sein découvert, les pieds chaussés avec des sandales, les cheveux tournés en nattes autour de leurs têtes ; c’est devant des bustes antiques, que les coiffeurs à la mode achèvent leur ouvrage. […] cent tables offrent des arbres ployant sous les fruits de toutes les saisons, fruits en glace, tandis que des fontaines versent en abondance l’orgeat, la limonade, les liqueurs des îles […] Qui l’eût dit, en voyant ces salons resplendissant de lumières, et ces femmes aux pieds nus, dont tous les doigts étaient parés avec des diamants, que l’on sortait de la terreur ? […] Croira-t-on dans la postérité que des personnes dont les parents étaient morts sur l’échafaud, avaient institué, non des jours d’affliction solennelle et commune […] mais bien des jours de danses où il s’agissait de valser, de boire et de manger à coeur joie. Pour être admis au festin et à la danse, il fallait exhiber un certificat comme quoi l’on avait perdu un père, une mère, un mari, une femme, un frère ou une soeur sous le fer de la guillotine. La mort des collatéraux ne donnait pas le droit d’assister à une pareille fête. » Il s’agit là de ce qu’on appelle alors les « bals des victimes ». Il y a bien d’autres bals et pour tout le monde : les bals de printemps, d’été et d’hiver et toutes sortes de guinguettes dans tous les endroits de Paris : les plus connus étant peut-être sur les Champs-Elysées, sur les boulevards et le long des ports. Toutes les classes sociales (le riche comme le pauvre) ont leurs lieux à danser, mais le plus souvent se mélangent. On assiste à une certaine frénésie de la danse qui continue pendant tout le XIXe siècle. Et on danse merveilleusement bien ! Non seulement les professionnels de la danse mais aussi les amateurs exhibent leurs talents dans le grand monde avec une grâce et une perfection remarquables. « Et dans chacun de ces bals si renommés, il y a des salles de jeu, puis des buffets de rafraîchissements, des illuminations d’un côté, de l’autre des parties ombreuses, des demi-jours favorables ». Les bals de l’hôtel de Richelieu sont fameux et ont y trouvent merveilleuses, incroyables et muscadins : « bal de l’hôtel richelieu, qui rassemble un monde, un monde incomparable. C’est l’arche des robes transparentes, des chapeaux surchargés de dentelles, d’or, de diamants, de gaz, et des mentons embéguinés ! […] flottent dans des robes athéniennes, exercent et poursuivent tour à tour les regards de nos incroyables à cheveux ébouriffés, à souliers à la turque, et ressemblant d’une manière si frappante à cette piquante et neuve gravure qui porte leurs noms, que je ne saurais en vérité la regarder comme une caricature. […] Dans ce lieu enchanté cent déesses parfumées d’essences, couronnées de roses … » Après la danse, c’est le concert, puis les soupers. De nombreuses gravures représentent des incroyables, et beaucoup des merveilleuses en « costume de bal ». La danse est tellement populaire que l'on peut lire au début du chapitre intitulé « Éducation des jeunes Demoiselles » de Paris et ses Modes, ou les soirée parisiennes (Paris, Marc, 1803) : « Depuis trois ans, il s'est fait dans la manière d'élever les enfants, et surtout les jeunes demoiselles, un changement total … mademoiselle sait-elle danser ? Valse-t-elle ? Sont les premières questions que fait un homme qui se présente pour épouser. »
Photographie de gauche au dessus 7 : Chapitre intitulé « L'Orphée Français » de Paris et ses Modes, ou les soirées parisiennes (Paris, Marc, 1803).
Photographies du dessous 8 et 9 : Suite du chapitre « L'Orphée
Français » de Paris et ses Modes, ou les soirées parisiennes (Paris, Marc, 1803) et début de « Concert de Cléry ». Au-dessous : suite de « Concert de
Cléry ».
Photographies du dessous 10 et 11 : Chapitres intitulés « Élisée – Bourbon » et « Frascati » de Paris et ses Modes, ou les soirées parisiennes (Paris,
Marc, 1803).
Photographie
de droite 12 :
Chapitre intitulé « Tivoli » de Paris et ses
Modes, ou les soirées parisiennes (Paris, Marc, 1803).
Dans Les Français peints par eux-mêmes (tomes édités entre 1840 et 1842), P.-F. Tissot
(1768-1854), qui est le témoin de tout cela, décrit les incroyables de ses vingt ans : « On les rencontrait partout avec ce qu’ils appelaient des cadenettes, c’est-à-dire avec leurs cheveux
nattés et relevés derrière la tête comme ceux des soldats suisses de la garde royale ; sur les deux côtés de leur figure descendaient des touffes de cheveux qui représentaient des oreilles
de chien ; leurs cols étaient emprisonnés dans une cravate énorme qui, enveloppant le bas du visage et le menton, semblait cacher un goitre ; ajoutez à ce bizarre déguisement une espèce
de sarreau de drap qui descendait le long du corps sans marquer la taille, et dont les larges manches permettaient à peine la vue de l’extrémité des doigts. Ces mêmes coryphées de la mode
portaient à la main un bâton noueux et tortu, pour attaquer leurs adversaires lorsqu’ils croiraient l’occasion favorable. Tels étaient les chevaliers des plus brillantes femmes des salons de
Paris la milice volontaire qu’on appelait la jeunesse dorée de Fréron, et qui faisait avec un zèle gratuit et une vigilance passionnée la police de la capitale dans les spectacles ,
dans les jardins publics, sur les boulevards, contre les révolutionnaires désignés sous le nom de terroristes. » Louis-Sébastien Mercier les dépeint ainsi dans Le Nouveau Paris
(1794) : « Les hommes portent l’habit carré, dont la taille est d’une longueur démesurée : les basques reviennent sur les genoux ; les culottes descendent jusqu’aux
mollets ; les souliers à la pointe du pied, et minces comme une feuille de carton, la tête repose sur une cravate comme sur un coussin en forme de lavoir ; à d’autres, elle leur
ensevelit le menton. Les cheveux sont, ou hérissés ou séparés sur le front : les faces pendantes voltiges derrière les oreilles ; par derrière ils sont nattés. Plus de manchettes ni de
jabots : la manie du linge fin, comme la batiste, est universelle. Une aiguille d’or en forme d’étoile ou de papillon, indique la finesse et la blancheur de la chemise. L’individu costumé de
la sorte, marche comme un Hercule, un bâton noueux à la main, et des lunettes sur le nez. »
Photographie montage du dessous : Incroyables et mirliflores du début du XIXe siècle provenant
de diverses gravures.
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