J’ai peu souvent l’occasion de revenir sur une preview. Plus par manque de temps qu’autre chose car beaucoup de mangas évoluent au fur et à mesure des volumes, en bien ou en mal. Le titre qui m’a poussé à reprendre la plume se nomme Wolfsmund. Il est signé par Mitsuhisa KUJI et publié chez nous par Ki-oon.
Ce titre est disponible au Japon depuis 2010, dans le magazine bimestriel Fellows!! (Bride Stories) de l’éditeur Enterbrain. Le genre abordé, la fantasy, n’est guère surprenant lorsque l’on sait que le mangaka est l’ancien assistant de Kentarô Miura (Berserk). Ce seinen est aussi l’occasion d’en savoir un peu plus sur l’époque et le lieu de naissance du pays des Helvètes : la Suisse. Après un premier tome paru le 12 avril dernier, c’est le tome 3 qui arrive chez nous aujourd’hui. Pendant ce temps, au Japon, c’est le tome 4 qui est arrivé au mois de septembre.
Les raisons qui me poussent à revenir sur ce manga sont nombreuses : le tome 3 est excellent en tout point et porte cette série, déjà bonne, encore plus haut. Malheureusement sa parution assez lente, de 3 chapitres par an, ne lui offre pas la visibilité qu’elle mérite. Pour cette raison et pour d’autres le titre est bien loin de cartonner, et Cécile Pournin, co-fondatrice des éditions Ki-oon a bien voulu évoquer avec nous ce début difficile.
Nous allons maintenant essayer de vous convaincre en republiant cette critique dans une nouvelle version…
Bonne lecture !
Passer le col du loup, ou mourir…
Les Alpes, XIVe Siècle.
Entre le royaume de Germanie et l’Italie, la célèbre chaîne montagneuse forme une barrière quasiment infranchissable. Le seul axe qui traverse ces sommets est le col du Saint-Gothard. Pour préserver les intérêts économiques et territoriaux autour de ce point névralgique, les cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald signent un traité commun et tentent de se soutirer à l’autorité germanique. Mais la famille des Habsbourg ne l’entend pas de cette oreille et y voit une bonne occasion de renforcer sa présence sur la frontière. Le Duc Léopold 1er d’Autriche mobilise la cavalerie et envahit les 3 cantons pour réprimer la révolte dans un bain de sang.
La résistance s’organise pour l’indépendance mais un obstacle sans pitié est désormais sur pied : Wolfsmund, la gueule du loup. Entre l’Autriche et l’Italie c’est un passage obligé pour l’organisation de la résistance. Mais aucun rebelle n’a jamais réussi à le franchir car les murs de cette forteresse cache un cruel bourreau : Wolfram, le maître des lieux, qui a toujours réussi à déjouer tous les subterfuges des résistants et hors la loi souhaitant traverser son domaine.
Pourtant la résistance s’organise et des deux côtés de la frontière, les hommes des 3 cantons se rassemblent et s’arment pour chasser l’envahisseur et reprendre le pouvoir sur leur terre, avec à leur tête le fils de Guillaume Tell. Néanmoins pour se rassembler, les factions italiennes et germaniques doivent déjouer la surveillance des gardiens du col… Et de Wolfram. Car quiconque tente de jouer un mauvais tour à ce loup doit être bien sur de lui, car s’il échoue, il y perdra la tête !
Wolfsmund ou l’histoire des petits suisses pour les nuls
Le col du Saint-Gothard existe bel et bien et les faits historiques qui servent de base pour le ce récit le sont tout autant, mais on n’en perçoit pas – en tout cas pas encore dans le premier volume – toute la portée. Le traité des cantons sus-mentionnés est en effet l’un des actes fondateurs de la république Helvétique, aussi je me permets de vous raconter la petite histoire, en version accélérée, de nos amis fabricants de Ricola…
Les suisses sont à l’origine les helvètes, et leur arrivée dans leur futur pays commence en 58 avant J.-C. lorsqu’ils échouent à s’installer dans le sud-ouest de la Gaule, battus par les armées de notre cher Jules, chef des romains. Ils font alors parti de l’Empire romain puis vont pendant un millénaire se faire balader entre différents peuples : le territoire suisse est occupé par les Burgondes et les Alamans au Ve siècle puis incorporé successivement aux royaumes de Bourgogne, des Francs, à l’empire Carolingien et enfin il est rattaché au XIe siècle au Saint-Empire romain germanique, celui là même qui nous intéresse dans notre histoire.
Quand est-ce que la Suisse devient la Suisse alors ? Et bien, officiellement, l’histoire de nos chers chocolatiers date de 1291. Cette date n’est pas choisie par hasard bien entendu, elle correspond au plus vieux document écrit connu parlant d’une alliance entre nos 3 fameux cantons suisses : Uri, Schwytz (qui donnera son nom à la Suisse) et Unterwald. Un papier qui marque le début d’un combat contre le Saint-Empire qui va durer jusqu’en 1315… Et c’est là que Wolfsmund installe son histoire.
Normalement en 1315 les helvètes vont défaire Léopold 1er lors de la bataille de Morgarten, pendant que Mitsuhisa Kuji indique que le premier assaut du monarche autrichien est victorieux, au début en tout cas. On suppose donc que l’action se situe entre la signature du pacte en 1291 et la bataille de 1315 et plus précisément entre 1307 et 1315, puisqu’on assiste au retour de Guillaume Tell dans sa province, après le légendaire évènement du tir dans la pomme sur la tête de son fils, en novembre 1307. La forteresse du tyran continuera-t-elle à maltraiter les indépendants helvétiques ad vitam ? À priori non mais pour connaître le comment du pourquoi, il faut attendre la suite de Wolfsmund et notamment un certain volume 3 – qui sort aujourd’hui, donc - où une bataille historique d’octobre 1315 s’apprête à débuter. Est-ce que Wolfsmund suivra à la lettre l’épopée helvétique ? « Histoire » à suivre !
Mais cette histoire, Helvétie bien ou pas bien ?
Oui, Wolfsmund est un titre qui démarre bien. Si on commence par l’aspect visuel, il n’y a pas grand à redire du trait du mangaka : net et plutôt anguleux, il nous présente des guerriers taillés dans le roc et de jeunes demoiselles, tout aussi dangereuses, mais aux formes beaucoup moins austères. Les personnages portent costumes et armures d’époques, relativement simples, qui sont plus là pour faire office de symbole ou d’objet fonctionnel que pour être admiré pour leurs fioritures. Les décors sont plutôt réussis avec une mention pour l’intrigante forteresse du col, aussi imposante qu’inquiétante.
À chaque subterfuge mis a nu ou à chaque tentative déjouée, Mitsuhisa nous emporte alors dans des courses effrénées ou des affrontements à haute tension. Les combats sont en effet fréquents et constituent l’un des bons points de ce premier volume : les luttes, toutes à mort, dégagent une grande intensité grâce à des plans bien pensés, des visages très expressifs (mais sans trop en faire) et une chorégraphie tout à fait lisible. Les tentatives de fuites transpirent également l’adrénaline car l’on sait que l’issue du capturé sera fatale.
C’est d’ailleurs le deuxième point remarquable de Wolfsmund : son ambiance… Le premier tome présente 3 histoires, 3 destins et 3 duos. On découvre un chevalier servant et la princesse qu’il jure de protéger, une combattante surdouée qui remplit une mission pour son prince ou enfin le Che Guevara de la Suisse, Guillaume Tell, accompagné de son fils. Qu’on prenne ou non fait et cause pour tous ces tandems, on apprécie leur droiture et leur détermination à mener leur mission à bien. Sachant que l’échec est synonyme de décapitation et que l’ennemi est un oppresseur cruel et implacable, on ne peut qu’espérer que ces héros s’en sortent et passent le col.
Mais ce manga ne vas pas vous parler d’histoires qui finissent bien. Réaliste et sombre, très sombre, voici une danse cruelle et macabre menée de main de maître par Wolfram, bourreau, taulier et homme de main du duc Leopold. L’homme est malin, paraît inoffensif et bêtement souriant mais il ne faut pas s’y laisser prendre pour garder la tête sur les épaules.
Mais tout muraille a une faille et le col du Saint-Gothard ne fait pas exception…
Et là, le tome 3 arrive…
Avec son premier tome en avril et son second en juin, Wolfsmund a entamé un récit par épisodes, dont la fin est sans cesse cruelle. Si on ajoute son visuel un peu rugueux, on obtient deux raisons qui expliquent en partie les débuts difficiles de la série. Cécile Pournin, co-directrice des éditions Ki-oon, développe : « On a eu beau retravailler les couvertures, on partait sur des visuels certes chouettes dans leur genre, mais pas extraordinairement sexy, pas immédiatement vendeurs. Et la couverture, dans un marché qui étouffe, c’est décisif. Les graphismes aussi, même s’ils servaient bien le thème et l’ambiance, et qu’à la lecture on s’aperçoit qu’ils correspondent bien au titre et font une grande part de son charme, eh bien ils n’étaient pas facile à dépasser pour le lecteur lambda qui feuillette rapidement l’ouvrage pour faire son choix.
Et puis un manga sur un sujet pareil (et avec un aspect feuilletonnant, comme ça, qui rebute souvent les lecteurs français, pas super chauds dès qu’on parle de nouvelles ou de formats courts), forcément son public de départ est un peu plus restreint. Alors qu’au contraire, le sujet et le traitement atypiques font justement tout le sel du manga !!«
Effectivement, durant les premières histoires de la série, « tout le monde meurt à la fin » comme dit le célèbre spoiler. Tout le monde ou presque. Car à la fin du tome 2 un homme en réchappe et parviens, ENFIN, à traverser le col du loup. Après avoir écrasé nos espoirs dans le sang, l’espérance renait. Après ce pas en avant, beaucoup de titres auraient pu en refaire deux autres en arrières, pour repartir sur une nouvelle dizaine d’épisodes de morts sanglantes et d’espoirs brisés. Mais pas Wolfsmund.
Mitshuhisa KUJI décide de faire tourner la route du destin et, petit à petit, en cette fin d’année 1315, la mécanique bien huilée du démon Wolfram se grippe. Ce troisième volume met en place la vengeance de plusieurs hommes envers le loup de Saint-Gothard, qui verse sa première goutte de sueur – délectable – mais il sonne aussi la révolte de tout un peuple contre l’oppresseur germanique. Le mangaka ne cède pas pour autant à la précipitation et c’est très progressivement que la rébellion s’organise et connait ses premiers succès, tout en continuant de subir des revers douloureux.
En effet, le col du loup n’est pas devenu un quai de gare et les maigres avancées se paient avec la vie de valeureux camarades, le manga restant fidèle à son ambiance sombre même s’il évolue. Wolfsmund reste jonché de cadavre mais le mangaka a rapidement compris que trop de déceptions successives pouvaient nuire à son manga et il prend rapidement son propre contre-pied. Encore mieux, il en joue et titille notre espérance plusieurs fois mise à mal. À force d’avoir vu des hommes et des femmes pourtant très talentueux échouer dans leur mission – pour un rien – puis subir outrage, torture et humiliation, on n’ose croire à la défaite même momentanée de ce diable de Wolfram et on s’attend à le voir surgir de nulle part son sourire glaçant plaqué sur le visage…
Difficile d’en dire plus sans vous spoiler, si ce n’est en insistant sur les qualités de mise en scène et de la narration : chronométrée, intelligente, pleine de rebondissements, dynamisée par un flot incessant de combats ultra-lisibles… La lecture prenante se teinte d’émotions puis se fait passionnée, haletante, et on dévore Wolfsmund d’une traite ! Raaaah qu’il va être dur de patienter jusqu’au 28 février prochain, pour la sortie du tome 4 !
En tout cas pour ceux qui ne connaissent pas encore ce diamant brut, foncez, c’est du tout bon !
Titre : Ôkami no Kuchi – Wolfsmund
Auteurs : Mitsuhisa KUJI
Date de parution : 12 avril 2012 (tome 1) – 25 octobre 2012 (tome 3)
Éditeurs fr/jp : Ki-oon / Enterbrain
Nombre de pages : 208 pages
Prix de vente : 7.65 €
Nombre de volumes : 3 (fr) et 4 (jp) – en cours
© 2010 Mitsuhisa Kuji