Complainte de la belle-mère, le soir au fond des bois…
Cher Chat,
Sans être continuellement à l’affût de ma couvée, j’ai toujours été une mère poule. Bien que mon petit gibier ne soit pas encore tout à fait en venaison[1], il commence néanmoins à débucher de-ci, de-là, à sortir de mon enceinte et à jouer les appeaux. Vous comprendrez, le Chat, que je sois aux abois. Taïaut ! Mon faon aîné a à peine 17 ans et des yeux de biche. Elle n’est donc nullement à l’abri du chaud lapin qui chasse à la billebaude[2]. C’est que ça braconne de plus en plus tôt de nos jours. Certes, j’ai idée qu’elle saura résister un peu, qu’elle posera quelques lapins, qu’elle reniflera plusieurs gabions [3]avant de faire manchon[4]. Mais bon, même s’il est en retard, le Lièvre de Mars finira bien par se pointer. Elle aimera le son de son cor au fond des bois, lui jurera fidélité, apportera tout son support au développement du râble et hallali[5] ! je serai belle mère.
Je ne suis pas contre l’idée d’avoir un gendre s’il fait le bonheur de ma fille. Ce qui me plaît moins, c’est d’être sa belle-mère. Avouez, le Chat, que le titre n’est pas flatteur. Il ne faut pas être un fin limier pour débusquer toutes les connotations négatives du mot. Une belle-mère, c’est chiant, ça plombe toujours l’ambiance. Elle est là, ma réticence : avant même que ne débute notre relation, mon gendre aura déjà une mauvaise opinion de moi. Car, hormis Adam et quelques célibataires qui ont fait buisson creux ou qui, volontairement, sont restés à l’arrêt, rares sont ceux qui, dès les premières battues dominicales en famille, n’ont pas gouté à la chevrotine de jolie maman. Le terrain est giboyeux d’exemples. Il semble que des hardes de belles mères vous empoisonnent la vie, messieurs, et à vous entendre, quiconque réussit à trapper sa fourrure sœur ouvre simultanément son poste de traite aux brocards[6] de sa belle-mère, s’exposant ainsi à l’éventualité de se faire sonner régulièrement le hourvari[7].
Saint Hubert, par Dürer
Serai-je moi aussi condamnée à subir cette chasse aux sorcières et, après avoir été une bonne mère, à devenir l’acariâtre belle-mère ? S’il s’agit d’un naturel, comment le chasser sans qu’il revienne au galop ? Voyez-vous, le Chat, je voudrais comprendre pourquoi, après avoir contribué au lâcher d’un gibier d’élevage de qualité, on ne pense plus qu’à tirer au rembucher[8] celui qui l’a attrapé ?
C’est vrai qu’il n’est peut-être pas si évident d’accepter de partager une chasse gardée depuis toujours. Comme rien n’est jamais trop beau pour sa portée et que les critères de sélection d’une mère ne rejoignent pas toujours ceux de sa fille, il peut s’avérer alors difficile de supporter l’intrusion, dans sa propre garenne, d’un nouveau pédigrée qu’on aura peut-être la mauvaise foi de juger douteux. De plus, ma fille crie encore au perdu quand elle s’éloigne un peu trop de la meute. J’ai toujours été là. Je suis son repaire. On ne vit jamais plus que pour ses enfants. Alors, quand elle empaumera[9] la voie d’un autre, perdrai-je cette sensation unique d’exister ? N’est-ce pas cet autre, même s’il a tout d’un beau-fils, qui décantonnera[10] mon petit gibier et qui sonnera ma retraite avant même que j’aie du plomb dans l’aile ? En proie à la douleur du SNV (Syndrome du Nid Vide), ne serait-il pas alors légitime, par saint Hubert, d’avoir envie de canarder le jeune coq ? Je crois savoir, le Chat, pourquoi la belle-mère est une espèce menacée par autant de gendres. Voyez-vous, tant que personne ne rode autour du terrier, tant que le lien maternel reste cette attache solide, posée comme un collet aux dérives filiales, une mère encourage sa fille à prendre plus d’indépendance. Mais paradoxalement, quand l’enfant quitte le giron, quand il pose enfin les premières preuves de son autonomie, quand parfois, souvent, il épouse d’autres convictions, d’autres avis, c’est là qu’une mère change son fusil d’épaule. Car comment peut-elle accepter que la chair de sa chair ne pense plus comme elle ? C’est comme si l’amour avait tout à coup changé de place. Alors la réponse la moins douloureuse est sans doute celle qui consiste à accuser l’autre, la pièce rapportée, celui qui ne fait pas partie du clan. C’est ainsi que dans l’esprit parfois torturé de la belle-mère, la prise d’autonomie de sa fille devient acte de manipulation du gendre.
De plus, c’est en devenant belle-mère qu’une mère est confrontée à l’âge adulte de sa fille. Dans la famille, elle n’est donc plus l’unique objet de
séduction. La fille a gagné en appâts et, même si la mère emploie quelques leurres, elle constate qu’elle n’est plus si canon et que le temps qui passe commence à lui faisander la gibecière. Il se peut même que ça ne fasse pas long feu avant qu’elle ne devienne grand-mère. Et c’est encore celui qui brame qui méritera le blâme.Il est donc inévitable que, comme toutes les belles-mères, je clabaude un peu. Ceci dit, il ne faut pas tirer au jugé. Un jour prochain, je tomberai peut-être dans le même piège que ma mère avant moi, que sa mère avant elle, parce que vous savez tout comme moi, le Chat, combien l’amour peut-être un sentiment pathologique. Et cette histoire de chasse-galère n’est rien d’autre qu’une histoire d’amour. Un jour prochain, je serai sur la ligne de tir de mon gendre. Il gardera peut-être le cran de sureté quelque temps par respect. Mais si je joue trop les bécasses, j’espère qu’il saura bien viser et me toucher. Pan ! Je l’aurai bien mérité.
Sophie
[1] Être en venaison : ce dit d’un sanglier ou d’un cerf quand il est en graisse
[2] Chasser à la billebaude : Mener une partie de chasse où chacun tire à sa fantaisie.
[3] Un gabion est une petite hutte qui dissimule le chasseur de gibier d’eau.
[4] Faire manchon : se dit d’un lièvre qui culbute en avant sous le coup du fusil
[5] Hallali : cri pour annoncer à la chasse à courre que la bête est forcée.
[6] Double sens du mot. Un brocard est à la fois un cerf mâle et une raillerie.
[7] Hourvari : cri pour annoncer à la chasse à courre que la bête ruse.
[8] Tirer au rembucher : Tirer sur la bête, par-derrière, quand elle rentre dans les bois.
[9] Empaumer : suivre une piste avec ardeur.
[10] Décantonner : abandonner son habitat habituel.
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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