Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

Publié le 23 octobre 2012 par Chatquilouche @chatquilouche

Le ripeur misanthrope

4 h, petit matin.  La sonnerie du réveil résonne chez Monsieur Marcel.  D’un geste machinal, il lance sa main pour le faire taire enfin.  Chaque matin, cette sonnerie l’exaspère.  Ce cri de coq…  Au début, il avait trouvé ça drôle et sucré à la fois.  Imaginer se réveiller à la campagne, en cette vie d’antan jamais effleurée.  Mais en réalité, il ne s’y réveillait jamais, à la campagne, et il émergeait toujours en 2012, dans sa petite chambre de bonne perdue en cette grande ville enclavée dans le béton froid.  Amèrement, il pose un premier pas en la réalité, enfile quelques vêtements, avale le fond d’un bol de café, et tourne la clé dans la serrure.  Il avance, d’un pas lent, se retourne deux trois fois vers cette porte, derrière laquelle sont dissimulés ses rêves et ses envies, puis hausse les épaules.  Il les retrouvera plus tard.  Pour l’heure, il regagne ce monde aux immondices désordonnées.

Et, comme chaque matin, le même refrain, en regagnant son camion poubelle avec ses compagnons d’un temps.  Ils échangent un regard, clandestinement, puis le posent sur ces rues encombrées qu’ils devront nettoyer, avant que ces corps en vie ne viennent, à leur tour, les obstruer.  Triste monde, marmonnent-ils.  Ils les détestent ces corps en vie.  Ceux qui passent quelques minutes à créer ces choses, à l’utilité celée.  Ceux qui expliquent pourquoi il faut, oui, absolument les acquérir, ces choses-là.  Ceux qui perdent quelques heures à tenter de se les procurer – parce qu’on leur aura dit qu’il les leur fallait – et qui finalement les jettent l’heure d’après, mécaniquement.  Parce qu’en cette société, consumériste à l’excès, où « tout se perd, tout se crée, rien ne se transforme », on jette.  Tout.  Tout le temps.  Partout.  Parce que plus rien n’a d’importance, sauf peut-être la prochaine danse.  Alors oui, ils les détestent ces corps en vie qui crachent sur le monde.  Ce monde qui, chaque matin, pue la décadence, le malaise et la mort.  Comment on sort d’ici ? sanglotent-ils sourdement.

Le moteur du camion vrombit.  Ils cheminent, dans l’immensité de cette ville bétonnée, raflant au passage les déjections de ceux qui prétendent l’habiter.  Et dire qu’il en a honte, Monsieur Marcel, de son métier.  Quand dans une discussion, on lui demande ce qu’il fait et qu’à chaque fois, on marque un temps durant lequel on le dévisage, puis le toise, un rictus accroché aux lèvres.  Toujours ce même rictus, qui pue l’arrogance de ces types-là.  Ces types qui ne se retournent jamais sur leur merde, à se dire qu’il en est d’autres, payés pour ça.  Alors, à chaque fois, Monsieur Marcel tourne les talons et fuit en ces rues qu’il ne connaît que trop.  Le dégoût le submerge.  Toujours ces mêmes nausées, face à ce monde qui tourne en rond.  Face à ces types-là.  Le camion s’arrête, pour la énième fois.  Bordel… encore des crétins qui se sont amusés à éventrer les poubelles…  Et il a beau découvrir le monde dans cet état chaque matin, chaque fois, ça lui lève le cœur, à Monsieur Marcel.

Il perd un œil sur ces relents d’un monde à la dérive qui couvrent le pavé mouillé.  Des sous-vêtements troués.  Trois entrecôtes.  Une photo déchirée.  Des cadavres de flacons.  Un téléphone portable.  Un test de grossesse.  Des pâtes.  Des préservatifs usagés.  Deux ou trois mégots.  Une robe de mariée.  Du steak haché.  Une poêle.  Deux alliances.  Des romans de gare.  Des pommes moisies.  Un peu de sang coagulé.  Un torchon déchiré.  Des fragments de soupière.  Des rêves brisés.  Un mouchoir imbibé.  Une télévision.  Un corps corrompu.  Et quelques cafards.  Monsieur Marcel esquisse un sourire.  Finalement, le seul plaisir qu’il parvient à arracher de ce job qui empeste, c’est quand il tente de recoller ces bribes de vie qui gisent sur ce pavé toujours mouillé.  Et parfois, il perd un soupir…  Ces corps en vie, qui peuplent ces rues encore abandonnées, ne seraient peut-être pas si différents de lui…  Peut-être.

Le clocher de l’église avoisinant la dernière rue annonce que les onze heures sont désormais rattrapées.  En cette rue, d’ailleurs, fourmillent à présent ces corps jadis enclavés en un cocon impénétrable.  Allez, on rentre à la maison !  Le moteur du camion vrombit une dernière fois.  Jusqu’à demain, en tous les cas.  Ils échangent un dernier regard.  Hey, Marcel, tu viens prendre un verre ?

En regagnant sa petite chambre de bonne, ces rues bondées lui donnent à présent le vertige.  Clic.  Clac.  Il pénètre en son antre d’un temps, fonce droit dans la salle de bain, ôte ses vêtements imprégnés de ces effluves de misère, et bondit sous la douche.  Il oriente le pommeau contre son corps fatigué.  Ce jet ardent lui fait un bien fou.  Il prend un gant de toilette et frotte.  Frotte.  Frotte encore.  Pour décaper ces purulences viles d’un monde imparfait accrochées à sa chair.  Il verse un peu d’eau de javel dans la paume de sa main.  L’étale sur chaque parcelle de son anatomie.  Ça brûle.  Il ponce, décape, abrase.  Jusqu’au sang.  En les artères du monde, on trouvera demain un peu de sang dilué.  L’odieuse infection semble s’atténuer.  Il ferme le robinet, sort de la douche, et revêt ses rêves et envies jadis étendus dans le salon.  Il saisit le combiné du téléphone à cadran rotatif, rescapé de son monde d’antan.  Tut.  Tuut.  Tuuuut.  Et lâche un J’arrive, ma Douce, dont l’écho retentit en son labyrinthe exigu.  Il va enfin la rejoindre.  Elle, de laquelle émane un parfum délicat.  Elle, qui n’abandonne jamais, mais raccommode inlassablement les accrocs du destin.  Elle, ses rêves et ses envies.  Elle, la rescapée de ce monde d’antan qu’elle maintient en vie.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.

C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.

Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)


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