Je dis que depuis hier je suis entre deux eaux trois quatre cinq : vie rêve et fiction de cinéma, oui mais dans un documentaire, avec des comédiens de théâtre -oui mais sur des personnages réels ou inventés pour les émissions de téléréalité. Rencontres, plis, couches différentes, lignes, points, plans de réalité liquéfiés par lapluie bruine bretonne ou les parapluies semblent ombrelles pour mieux s'irradier aux gris innofensifs. Le sujet une fiction puisque des comédiens empruntent des personnages non pas recueillis dans des pièces ou des films mais dans des rediffusions de télés réalités. Cela se passe à Rennes sans moyens un seul réalisateur trois caméras avec une dont on ne peut pas se servir. Les lieux la ville de Rennes, sa gare, ses rues, ses voies sous la pluie qui se passent à travers le regard du narrateur et des apprentis : jeunes comédiens en fin d'études... Le foyer du théâtre un coin des chaises, comme n'importe quelle cafétéria : comme lieu de tournage pour les interviews des personnages. Ils et elles, sont huit : huit séquences, huit personnages, dont on a aucune envie de se moquer mais qui sont poreux préhensibles accessibles pour raconter le monde et l'époque comme ceux inventés par Sacha Guitry ou Charlie Chaplin, pour raconter leur monde leur époque avec leurs mots langues phrasés. C'est au mois de mai mais pas à n'importe quel moment, c'est en Mai 2012 : temps des élections présidentielles à Rennes.
Ce film était diffusé pour une toute première à la Fémis dans le programme 2012 pointligneplan avec ce texte de Christophe Pellet sur le site qui m'a fait me déplacer et j'ai bien fait. Il ne pleuvait pas hier soir.
Déchirés / Graves
2012, vidéo, 82 minVincent Dieutre offre une belle opportunité aux jeunes comédiens de l'école du Théâtre National de Bretagne : être à la fois eux-mêmes en écrivant leur propre texte, et quelqu'un d'autre en inventant « leur propre personnage, leur propre voix ». Le cinéaste redéfinit en leur compagnie et dans un corps à corps sensible, la matière (documentaire et fictionnelle), de son cinéma (fictionnel et documentaire). Aucune différence entre les personnages qui habitent le film et les jeunes gens qui habitent la ville filmée, Rennes. Ils sont eux-mêmes les interprètes, troublants et troublés, de figures issues de la télé-réalité. La voix off du cinéaste questionne les corps et le lieu. Un questionnement proche d'une quête, quête qui hante son cinéma depuis toujours. Dans une séquence inaugurale saisissante, le cinéaste filme depuis une fenêtre du théâtre l'arrivée des jeunes acteurs lors du premier rendez-vous. Il les introduit dans sa fiction à leur insu, alors que leur identité nous est révélée simultanément sur le générique du film : comédiens affirmés tout en restant encore eux-mêmes sous le double regard de la caméra (l'œil subjectif de Vincent et l'objectif ne faisant plus qu'un). Dans Jaurès, son film précédent, il filmait déjà d'une fenêtre les émigrants afghans : observateur inquiet et attentif au regard respectueux, lien premier et fragile à l'Autre. Et ces Autres - d'ici et d'ailleurs, apprentis comédiens et migrants afghans – formeront une fraternité le temps du film (et d'une œuvre qui s'inscrit dans son temps propre). Fraternité que le cinéaste ne cesse de reconstituer dans ses films, témoignages inquiets de ce qui pourrait ne bien être hélas, en dehors du cinéma, qu'une utopie. Demeure la nécessité de filmer le présent d'un collectif d'apprentis comédiens prêts à affronter le réel, collectif, d'un pays engagé dans une élection présidentielle (la France du mois de mai 2012). Etrange contradiction pour ces jeunes acteurs : sortir d'eux-mêmes pour devenir des autres, au cœur d'une époque troublée dans laquelle il leur faudra lutter pour rester profondément eux-mêmes, intacts. Affirmer leur altérité avec force, jusqu'à une possible insurrection, et malgré l'adversité des mauvaises fictions imposées par le cynisme de l'époque qui tenteront de faire d'eux - comme de nous tous – de pâles comédiens sur la scène publique (et artistique). Le temps du film - le temps de leur jeunesse - du moins auront-ils échappés à un « emploi », ce mot utilisé aussi bien au théâtre que sur le marché du travail (qui n'est rien d'autre qu'une comédie du travail). Cet « emploi », stéréotypé, inhumain, est ici dépassé, balayé par la seule force du jeu, libre et vital, de la jeunesse.Christophe Pellet