Cher/Chère (statistiquement ex-)lecteur/trice,
c'est sur l'injonction pressante et pétée (l'honnêteté intellectuelle, qualité que nul n'oserait me dénier, m'empêche de prétendre cette injonction répétée) d'une fervente amatrice de belles lettres que je reprends ici le clavier, afin de vous permettre une fois de plus de jouir (dans l'intimité de votre chambre de préférence) de ma prose (et de mes parenthèses. Je suis sûr qu'elles vous avaient manqué)(moi-même, l'usage m'en est pour tout dire proscrit dans l'exercice de mes fonctions, mais nous allons y revenir plus loin, inch'allah).
Cependant, ce que cette amatrice (qui fut, dans un proche passé, top-model pour le magazine de renommée internationale Le Chasseur Français, ce qui donne, admettez-le, un certain poids à sa requête, fut-elle injonctive et pressante) ne prend pas en compte, c'est que de mon côté, je n'ai plus grand'chose à dire. Car, voyez-vous, je me suis posé.
J'ai un travail.
J'habite en province.
J'ai un appartement, avec une salle de bain.
Je paye l'électricité.
Je mets une ceinture pour aller au bureau.
J'ai acheté un fer à repasser.
En deux semaines, je n'ai pas fini mon saucisson.
J'ai des réunions.
Je prends le train pour me rendre à des réunions.
J'envoie des mails à des gens du Ministère, que je conclus par « Cordialement ».
Je n'ose pas aller sur facebook depuis le bureau.
Je reçois des coups de fil professionnels.
Les premiers mots que je prononce le matin sont « Bonjour, Lysiane ». Souvent suivis de « pas chaud, ce matin ».
J'écoute les infos trafic le matin en allant prendre mon tram.
Je bois des cafés, avec des gens qui boivent du thé palestinien ou népalais.
Je repasse mes chemises avec mon fer à repasser.
J'ai mal aux genoux.
Je suspends mes chemises à des cintres. Que je suspends dans mon suspensoir.
Je suis foutu. Foutu. Je suis vieux. Vieux. Foutu.
Que raconter, quand on est vieux et foutu, qui ne collerait pas le bourdon à des lecteurs innocents, qui viennent sur un blog chercher un peu de légèreté, de gaieté dans un monde terne et gris ?
Méritent-ils qu'on leur raconte les affres de la préparation d'un ordre du jour pour une réunion avec le ministère, dans la salle de réunion numéro 2, si elle est libre ? Les conversations avec les collègues, sur le thème « Dis, tu crois que ça posera problème si je pars un quart d'heure plus tôt, l'électricien doit passer remplacer mon convecteur ? ».
Et, sorti de ça, que reste-t-il ?
Dois-je vous narrer mes excursions à Intermarché ? Expliquer que pfiou, quand même, le Vival à côté de chez moi, qu'est-ce qu'il est plus cher ? Raconter que je suis bien content que le facteur ait posé mon colis chez la coiffeuse en face, parce que ça m'a évité d'aller à la Poste que je sais même pas où elle est ?
Non, mes amis, je crains bien que pour moi, ce ne soit la vraie vie qui commence. Et laissez-moi vous dire une chose, la vraie vie, c'est pas une vie.
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